Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laire, s’il va au-devant de sa condamnation, c’est que le démon n’a rien dit pour l’en détourner. Bref, sa mission est d’ordre religieux et mystique, au sens où nous prenons aujourd’hui ces mots ; son enseignement, si parfaitement rationnel, est suspendu à quelque chose qui semble dépasser la pure raison. Mais ne s’en aperçoit-on pas à son enseignement même ? Si les propos inspirés, en tout cas lyriques, qu’il tient en maint endroit des dialogues de Platon n’étaient pas de Socrate, mais de Platon lui-même, si le langage du maître avait toujours été celui que Xénophon lui prête, comprendrait-on l’enthousiasme dont il enflamma ses disciples et qui traversa les âges ? Stoïciens, épicuriens, cyniques, tous les moralistes de la Grèce dérivent de Socrate, — non pas seulement, comme on l’a toujours dit, parce qu’ils développent dans ses diverses directions la doctrine du maître, mais encore et surtout parce qu’ils lui empruntent l’attitude qu’il a créée et qui était d’ailleurs si peu conforme au génie grec, l’attitude du Sage. Quand le philosophe, s’enfermant dans sa sagesse, se détache du commun des hommes, soit pour les enseigner, soit pour leur servir de modèle, soit simplement pour vaquer à son travail de perfectionnement intérieur, c’est Socrate vivant qui est là, Socrate agissant par l’incomparable prestige de sa personne. Allons plus loin. On a dit qu’il avait ramené la philosophie du ciel sur la terre. Mais comprendrait-on sa vie, et surtout sa mort, si la conception de l’âme que Platon lui prête dans le Phédon n’avait pas été la sienne ? Plus généralement, les mythes que nous trouvons dans les dialogues de Platon et qui concernent l’âme, son origine, son insertion dans le corps, font-ils autre chose que noter en termes de pensée platonicienne une émotion créatrice, l’émotion immanente à l’enseignement