Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/171

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même, on ne doit pas davantage conclure que le souvenir ait été une sensation naissante : peut-être en effet ce souvenir joue-t-il précisé­ment, par rapport à la sensation qui va naître, le rôle du magnétiseur qui donne la suggestion. Le raisonnement que nous critiquons, présenté sous cette forme, est donc déjà sans valeur probante ; il n’est pas encore vicieux, parce qu’il bénéficie de cette incontestable vérité que le souvenir se transforme à mesure qu’il s’actualise. Mais l’absurdité éclate quand on raisonne en suivant la marche inverse, — qui devrait pourtant être également légitime dans l’hypo­thèse où l’on se place, — c’est-à-dire quand on fait décroître l’intensité de la sensation au lieu de faire croître l’intensité du souvenir pur. Il devrait arriver alors, en effet, si les deux états différaient simplement par le degré, qu’à un certain moment la sensation se métamorphosât en souvenir. Si le souvenir d’une grande douleur, par exemple, n’est qu’une douleur faible, inversement une douleur intense que j’éprouve finira, en diminuant, par être une grande douleur remémorée. Or un moment arrive, sans aucun doute, où il m’est impossible de dire si ce que je ressens est une sensation faible que j’éprouve ou une sensation faible que j’imagine (et cela est naturel, puisque le souvenir-image participe déjà de la sensation), mais jamais cet état faible ne m’appa­raîtra comme le souvenir d’un état fort. Le souvenir est donc tout autre chose.

Mais l’illusion qui consiste à n’établir entre le souvenir et la perception qu’une différence de degré est plus qu’une simple conséquence de l’associa­tionnisme, plus qu’un accident dans l’histoire de la philosophie. Elle a des racines profondes. Elle repose, en dernière analyse, sur une fausse idée de la nature et