Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/228

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méthode présente, dans l’application, des difficultés considérables et sans cesse renaissantes, parce qu’elle exige, pour la solution de chaque nou­veau problème, un effort entièrement nouveau. Renoncer à certaines habitudes de penser et même de percevoir est déjà malaisé : encore n’est-ce là que la partie négative du travail à faire ; et quand on l’a faite, quand on s’est placé à ce que nous appelions le tournant de l’expérience, quand on a profité de la naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine, il reste à reconstituer, avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s’étend dans l’obscurité derrière eux. En ce sens, la tâche du philosophe, telle que nous l’entendons, ressemble beaucoup à celle du mathé­maticien qui détermine une fonction en partant de la différentielle. La démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration.

Nous avons tenté autrefois l’application de cette méthode au problème de la conscience, et il nous a paru que le travail utilitaire de l’esprit, en ce qui concerne la perception de notre vie intérieure, consistait dans une espèce de réfraction de la durée pure à travers l’espace, réfraction qui nous permet de séparer nos états psychologiques, de les amener à une forme de plus en plus impersonnelle, de leur imposer des noms, enfin de les faire entrer dans le courant de la vie sociale. Empirisme et dogmatisme prennent les états inté­rieurs sous cette forme discontinue, le premier s’en tenant aux états eux-mêmes pour ne voir dans le moi qu’une suite de faits juxtaposés, l’autre com­prenant la nécessité d’un lien, mais ne pouvant plus trouver ce lien que dans une forme ou dans