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Page:Berkeley - Les Principes de la connaissance humaine, trad. Renouvier.djvu/49

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LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

10. Ceux qui assurent que la figure, le mouvement et les autres qualités primaires ou originelles existent hors de l’esprit, dans une substance non pensante, reconnaissent bien en même temps que les couleurs, les sons, la chaleur, le froid et autres pareilles qualités secondaires ne sont pas dans le même cas : ce sont, nous disent-ils, des sensations qui existent dans l’esprit seulement, et qui dépendent occasionnellement des différents volumes, contextures et mouvements des menues particules de la matière. Ils regardent ce point comme d’une vérité non douteuse et se croient en état de le démontrer sans réplique. Or, il est certain que si ces qualités originelles sont inséparablement unies aux autres qualités sensibles, si elles ne peuvent s’en abstraire, même dans la pensée, il doit s’ensuivre de là qu’elles n’existent, elles non plus, que dans l’esprit. Je désire donc que chacun y réfléchisse, et cherche s’il lui est possible, en s’y exerçant, de concevoir, par n’importe quelle abstraction de pensée, l’étendue et le mouvement d’un corps en dehors de toutes les autres qualités sensibles. Quant à moi, je vois évidemment qu’il n’est point en mon pouvoir de me former une idée d’un corps étendu et en mouvement, à moins de lui donner en même temps quelque couleur ou autre qualité sensible, de celles qui sont reconnues n’exister que dans l’esprit. En somme, l’étendue, la figure et le mouvement, séparés par abstraction de toutes les autres qualités, sont inconcevables. Là donc où les autres sont, celles-là doivent être aussi, à savoir dans l’esprit et nulle part ailleurs.

11. De plus, le grand et le petit, le vite et le lent n’existent pas hors de l’esprit, on l’accorde : ce sont de purs relatifs qui changent selon que varient la constitution ou la position des organes des sens. L’étendue qui existe hors de l’esprit n’est donc ni grande, ni petite ; le mouvement n’est ni vite ni lent : c’est-à-dire qu’ils ne sont rien du tout. Mais on dira : il y a une étendue en général, un mouvement en général. — On le dira ; et c’est ce qui montre combien l’opinion de substances étendues et mobiles, existantes hors de l’esprit, dépend de cette étrange doctrine des idées abstraites. Et ici je ne puis m’empêcher de remarquer à quel point ressemble à la vieille notion tant ridiculisée de la materia prima d’Aristote et de ses sectateurs, la définition vague et indéterminée de