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LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

toute chose à l’opération immédiate des esprits (spirits). Devons-nous, en vertu de tels principes, au lieu de dire que le feu chauffe, ou que l’eau refroidit, parler d’un Esprit (Spirit) qui chauffe, et ainsi de suite ? Ne rira-t-on pas à bon droit de l’homme qui tiendra ce langage ? — Sans doute, répondrai-je, en pareille matière il faut « penser comme ceux qui savent et parler comme le vulgaire ». Ceux qui, par démonstration, ont acquis la conviction de la vérité du système de Copernic, ne laissent pas de dire que le soleil se lève, qu’il se couche, qu’il passe au méridien, et, s’ils affectaient un autre style dans la conversation, ils se rendraient incontestablement très ridicules. Si l’on veut bien réfléchir un peu à cette remarque, on verra manifestement que le commun langage n’a à redouter ni trouble ni changement en conséquence de l’admission de nos doctrines.

52. Dans les affaires ordinaires de la vie, il faut conserver les manières de parler reçues, tant qu’elles éveillent en nous les sentiments convenables ou les dispositions à agir qui sont requises pour notre bien-être, quelque fausses qu’elles puissent être, si on les prend en un sens strict et spéculatif. Il en est même ainsi inévitablement : car la propriété des termes étant réglée par la coutume, le langage est accommodé aux opinions reçues, qui ne sont pas toujours les plus vraies. C’est ce qui fait qu’il est impossible, même dans les raisonnements philosophiques les plus rigoureux, de modifier le génie et les tendances de la langue en laquelle on s’exprime, de manière à ne jamais donner prise à la chicane de ceux qui cherchent des difficultés ou des contradictions. Un bon et sincère lecteur jugera du sens d’après l’intention de l’auteur et l’ensemble lié du discours, et accordera de l’indulgence à ces façons inexactes de parler que l’usage a rendues inévitables.

53. Quant à l’opinion qu’il n’existe pas de causes corporelles, elle a été anciennement soutenue par certains scolastiques, et elle l’est depuis peu par des philosophes modernes : par ceux qui, tout en accordant l’existence de la Matière, entendent que Dieu seul soit la cause efficiente immédiate de toutes choses[1]. Ces personnes ont reconnu que, parmi tous

  1. Il s’agit ici des cartésiens occasionnalistes et de Malebranche, qui a expliqué la perception des corps par la vision en Dieu. (Note de Renouvier.)