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sante et employer tant d’art et d’habileté à réduire toutes choses à cette fiction, ils devraient se féliciter, ce me semble, de les voir privés de leur grand appui et chassés de l’unique forteresse sans laquelle nos Épicuriens, Hobbistes et autres ne conservent plus même l’ombre d’un prétexte et sont on ne peut plus faciles à vaincre, et à bien peu de frais.

94. L’existence de la Matière ou des corps non perçus, n’a pas été seulement le principal appui des athées et des fatalistes, mais l’idolâtrie en toutes ses diverses formes en dépend également. Si les hommes considéraient une fois que le soleil, la lune et les étoiles, et tous les autres objets des sens, ne sont qu’autant de sensations dans leurs esprits, et dont toute l’existence n’est simplement que d’être perçues, ils cesseraient très certainement de se prosterner devant leurs propres idées et de les adorer ; ils adresseraient plutôt leurs hommages à l’Esprit invisible, éternel qui produit et soutient toutes choses.

95. Ce même principe absurde, en se mêlant aux articles de notre foi, a causé aux chrétiens des difficultés qui ne sont pas de peu d’importance. Au sujet de la Résurrection, par exemple, combien de scrupules et d’objections ont été soulevés par les sociniens, et par d’autres encore ! Mais la difficulté la plus plausible qu’il y ait ne dépend-elle pas de cette supposition qu’un corps est nommé le même, non pas eu égard à sa forme ou quant à ce qui est perçu par les sens, mais comme substance qui demeure la même sous différentes formes ? Ôtez cette substance matérielle, sur l’identité de laquelle toute la dispute porte ; entendez par corps ce que toute personne ordinaire entend simplement par ce mot : à savoir ce qui est immédiatement vu et senti, et qui n’est qu’une combinaison de qualités sensibles, ou idées, à l’instant même les objections les plus irréfutables tournent à rien.

96. La Matière, une fois bannie de la nature, emporte avec elle tant de notions sceptiques et impies, et un tel nombre, vraiment incroyable, de disputes et de questions embarrassantes qui ont été des épines au flanc des théologiens, aussi bien que des philosophes, et ont occasionné tant de travaux infructueux pour l’humanité, que, n’eussé-je pas produit contre elle des arguments allant jusqu’à la démonstration