Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/132

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cet air de bravoure est à peu près impossible. On ne songe pas, en l’écoutant, au style du morceau. On est saisi, entraîné par ce torrent de vocalisations impétueuses motivées par la situation.

On sait comment madame Viardot chante la scène des enfers ; elle l’a exécutée souvent à Londres et à Paris. Jamais pourtant, et cela se conçoit, elle n’y mit, au concert, cette ardeur de supplication, ces tremblements de voix, ces sons mourants qui rendent vraisemblable l’attendrissement des larves, des spectres et des monstres infernaux.

Mais, et c’est ici que s’est manifesté avec le plus d’évidence le talent de l’actrice, nous voici dans le séjour de l’éternelle paix. Émues par le chant d’Orphée, les ombres légères, simulacres privés de la vie, viennent des profondeurs de l’Érèbe, nombreuses comme ces milliers d’oiseaux qui se cachent dans les feuillages :

Matres, atque viri, defuncta que corpora vita
Magnanimum heroum, pueri, innuptæque puellæ.


Il s’agissait pour la grande artiste d’atteindre à la hauteur de la poésie virgilienne, et certes elle y est parvenue.

Rien de plus solennel que son entrée dans cette partie de l’Élysée que viennent d’abandonner les ombres, rien de plus doucement grave que ces beaux sons de contralto qu’on entend s’exhaler au fond de la scène dans cette solitude, pendant l’harmonieux murmure des eaux et du feuillage, à ces mots :

Quel nouveau ciel pare ces lieux !


Mais l’aimée ne paraît point ; où la trouver ? Orphée s’inquiète ; le sourire qui illuminait ses traits s’efface. Eurydice ! Eurydice ! en quels lieux es-tu ? Viennent les jeunes ombres, les jeunes belles, les amantes, les vierges « innuptæ puellæ » groupées de trois en trois, de deux en deux, les bras enlacés, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, l’œil curieux, tournant en silence autour du vivant. Orphée, de plus en plus anxieux, va de