Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/18

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qui n’étaient dues ni aux idées exprimées par la poésie, ni à l’expression des traits ou de la pantomime du chanteur, mais bien à la musique elle-même et seulement à elle, le fait ne prouverait en aucune façon que cet art eût atteint chez eux un haut degré de perfection. Qui ne connaît la violente action des sons musicaux, combinés de la façon la plus ordinaire, sur les tempéraments nerveux dans certaines circonstances ? Après un festin splendide, par exemple, quand excité par les acclamations enivrantes d’une foule d’adorateurs, par le souvenir d’un triomphe récent, par l’espérance de victoires nouvelles, par l’aspect des armes, par celui des belles esclaves qui l’entouraient, par les idées de volupté, d’amour, de gloire, de puissance, d’immortalité, secondées de l’action énergique de la bonne chère et du vin, Alexandre, dont l’organisation d’ailleurs était si impressionnable, délirait aux accents de Timothée, on conçoit très-bien qu’il n’ait pas fallu de grands efforts de génie de la part du chanteur pour agir aussi fortement sur cette sensibilité portée à un état presque maladif.

Rousseau, en citant l’exemple plus moderne du roi de Danemark, Erric, que certains chants rendaient furieux au point de tuer ses meilleurs domestiques, fait bien observer, il est vrai, que ces malheureux devaient être beaucoup moins que leur maître sensibles à la musique ; autrement il eût pu courir la moitié du danger. Mais l’instinct paradoxal du philosophe se décèle encore dans cette spirituelle ironie. Eh ! oui, sans doute, les serviteurs du roi danois étaient moins sensibles à la musique que leur souverain ! Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Ne serait-il pas fort étrange au contraire qu’il en eût été autrement ? Ne sait-on pas que le sens musical se développe par l’exercice ? que certaines affections de l’âme, très-actives chez quelques individus, le sont fort peu chez beaucoup d’autres ? que la sensibilité nerveuse est en quelque sorte le partage des classes élevées de la société, quand les classes inférieures, soit à cause des travaux manuels auxquels elles se livrent, soit pour toute