Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/188

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La mélodie de l’air : Je n’ai jamais chéri la vie, est suave autant que noble ; son accent est celui d’une tendresse ardente qui éclate surtout au vers :

Qu’elle me soit cent fois ravie !

Il était certes impossible de mieux jeter les deux mots cent fois, où se décèle l’immense amour de ce cœur dévoué. On est frappé par l’image produite au passage : Jusque dans la nuit éternelle, dont l’effet des cors à l’octave de la partie vocale augmente la solennité ; mais ce n’est pas parce que la phrase parcourt un intervalle de dixième, de l’aigu au grave ; ce n’est pas parce que la voix descend jusqu’aux mots « la nuit éternelle. » Je crois avoir prouvé ailleurs qu’il n’y a pas, en réalité, de sons qui montent ou descendent, et que ces termes de sons hauts et bas ont été admis seulement par suite de l’habitude des yeux suivant les notes qui se dirigent de haut en bas ou de bas en haut sur le papier. La beauté de ce passage et l’image musicale qui en résulte sont dues à ce que la voix, en passant des sons aigus aux sons plus graves, prend par cela même un caractère plus sombre, augmenté par la transition du mode majeur au mineur et par l’accord sinistre que produit l’entrée des basses au mot éternelle. Ce n’est pas non plus pour le plaisir puéril de jouer sur les mots que Gluck a mis là cette teinte noire dont le temps d’arrêt qui se trouve sur la pénultième syllabe semble compléter l’obscurité, mais bien parce qu’il est naturel qu’Alceste, sur le point de mourir, ne puisse contenir sa terreur en parlant de la mort, qui pour elle est si prochaine.

Cet air, je l’ai déjà dit, est, à reprises, composé de deux périodes dont chacune se dit deux fois, sans qu’aucun motif plausible justifie cette répétition. L’oreille s’en accommode fort bien, parce qu’on ne se lasse pas d’écouter d’aussi belle musique ; mais le sens dramatique en est choqué, et Gluck se met ici en contradiction évidente avec lui-même.