Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/324

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et qu’à une heure avancée du soir il sent le besoin de respirer l’air, il lui arrive de sortir sans chapeau et une bougie allumée dans la main. Il se couche et ne peut dormir ; le peuple harmonieux des instruments de son orchestre se livre dans son cerveau à des ébats inconciliables avec le sommeil. Alors il trouve ses combinaisons les plus hardies, les plus neuves ; il invente des phrases originales, il imagine les contrastes les plus impossibles à prévoir. C’est l’heure des véritables inspirations, c’est quelquefois aussi celle des déceptions. Si, en effet, après avoir eu une belle idée, après l’avoir bien envisagée sous toutes ses faces, l’avoir ruminée à loisir, il a, comptant sur sa mémoire, la faiblesse de se laisser aller au sommeil, remettant au lendemain le soin de l’écrire, presque toujours il arrive qu’au réveil tout souvenir de la belle idée a disparu. Le malheureux compositeur éprouve alors une torture qu’il faut renoncer à décrire ; il cherche à ressaisir ce fantôme mélodique ou harmonique dont l’apparition l’avait tant charmé, mais c’est en vain, et, s’il en retrouve en sa pensée quelques traits épars, ils sont difformes, sans lien entre eux, et semblent être le résultat d’un cauchemar et non d’un rêve poétique. Il maudit le sommeil : « Si je m’étais levé pour écrire, se dit-il, le fantôme ne m’eût pas échappé ; c’est une fatalité, n’y pensons plus, sortons. » Le voilà marchant tranquillement à quelque distance de sa demeure ; il ne songe pas à sa symphonie, il fredonne en regardant couler l’eau de la rivière, en suivant de l’œil le vol capricieux des oiseaux, quand tout à coup le mouvement de ses pas, coïncidant par hasard avec le rhythme de la phrase musicale qu’il avait oubliée, cette phrase lui revient, il la reconnaît. « Ah ! grand Dieu ! s’écrie-t-il, la voilà ! Cette fois, je ne la perdrai pas ! » Il porte vivement la main à sa poche : malheur ! il n’a sur lui ni album ni crayon ; impossible d’écrire. Il chante sa phrase ; tremblant de l’oublier encore, il la rechante, et prend sa course vers sa maison en chantonnant toujours, se heurte contre les passants, se fait dire des injures, redouble de