Page:Berlioz - À travers chants, 1862.djvu/77

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sombre harmonie. Un jour, il y a trente ans, Liszt exécutant cet adagio devant un petit cercle dont je faisais partie, s’avisa de le dénaturer, suivant l’usage qu’il avait alors adopté pour se faire applaudir du public fashionable : au lieu de ces longues tenues des basses, au lieu de cette sévère uniformité de rhythme et de mouvement dont je viens de parler, il plaça des trilles, des tremolo, il pressa et ralentit la mesure, troublant ainsi par des accents passionnés le calme de cette tristesse, et faisant gronder le tonnerre dans ce ciel sans nuages qu’assombrit seulement le départ du soleil… Je souffris cruellement, je l’avoue, plus encore qu’il ne m’est jamais arrivé de souffrir en entendant nos malheureuses cantatrices broder le grand air du Freyschütz ; car à cette torture se joignait le chagrin de voir un tel artiste donner dans le travers où ne tombent d’ordinaire que des médiocrités. Mais qu’y faire ? Liszt était alors comme ces enfants qui, sans se plaindre, se relèvent eux-mêmes d’une chute qu’on feint de ne pas apercevoir, et qui crient si on leur tend la main. Il s’est fièrement relevé : aussi, quelques années après, n’était-ce plus lui qui poursuivait le succès, mais bien le succès qui perdait haleine à le suivre ; les rôles étaient changés. Revenons à notre sonate. Dernièrement un de ces hommes de cœur et d’esprit, que les artistes sont si heureux de rencontrer, avait réuni quelques amis ; j’étais du nombre. Liszt arriva dans la soirée, et, trouvant la discussion engagée sur la valeur d’un morceau de Weber, auquel le public, soit à cause de la médiocrité de l’exécution, soit pour toute autre raison, avait, dans un concert récent, fait un assez triste accueil, se mit au piano pour répondre à sa manière aux antagonistes de Weber. L’argument parut sans réplique, et on fut obligé d’avouer qu’une œuvre de génie avait été méconnue. Comme il venait de finir, la lampe qui éclairait l’appartement parut près de s’éteindre ; l’un de nous allait la ranimer :

— N’en faites rien, lui dis-je ; s’il veut jouer l’adagio en ut dièze mineur de Beethoven, ce demi-jour ne gâtera rien.