Page:Berlioz - Correspondance inédite, 1879, 2e éd. Bernard.djvu/96

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cimetière, le convoi s’est arrêté à une espèce de morgue où on dépose les morts jusqu’à deux heures du matin, où un tombereau vient les chercher pour aller en terre. Un des chantres, s’approchant de moi, me dit en français : « Voulez-vous entrer ?… — Oui. » Et, en effet, me plaçant à côté de lui, pour un paolo (12 sous), il parle à l’oreille du gardien de la morgue et on me laisse entrer. Ils ont tiré de la bière la pauvre sposina et l’ont déposée sur une des tables de bois qui garnissaient cette espèce de caveau. « Voyez, monsieur, me disait mon chantre avec une espèce de joie, toutes ces tables, eh bien, il y a des jours où c’est tout plein, tout plein ! et puis, à deux heures de nuit, la voiture vient et emporte tout ! — Mais faites-moi donc voir cette dame ! » Il l’a découverte aussitôt. Oh ! Dieu ! elle était charmante ! Vingt-deux ans, elle avait une belle robe de percale nouée au-dessous de ses pieds, ses cheveux n’étaient pas encore trop dérangés. Sans doute elle était morte d’un dépôt dans le cerveau, une eau jaunâtre lui coulait des narines et de la bouche ; je lui ai fait essuyer la figure ; puis ce brutal lui a laissé retomber la tête tout d’un coup, avec un bruit sourd qui a ému toutes les tables. Je lui ai pris la main, elle avait une main ravissante, blanche ; je ne pouvais la quitter. Son enfant était laid, il me faisait mal au cœur. Pour un paolo j’ai touché la main de cette belle, pendant que son mari se désespérait ; si j’avais été seul, je l’aurais embrassée ; je pensais à Ophelia. Pour un paolo !… et, bien sûr, à deux heures, quand le voiturier vient chercher sa proie, le Caron florentin fait payer aux morts leur passage : il ne lui aura pas laissé sa belle robe ; il l’aura dépouillée ; je pensais cela pendant que je lui tenais la main pour un paolo !