Page:Berlioz - Les Grotesques de la musique, 1859.djvu/266

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fée Mab m’a gratifié. J’ai rêvé que je possédais six cents millions, et que j’avais, du soir au lendemain, au moyen d’arguments irrésistibles, engagé pour moi seul tous les chanteurs et instrumentistes de talent qui existent à Paris, à Londres et à Vienne, y compris Jenny Lind et Pischek ; d’où était résultée la clôture immédiate de tous les théâtres lyriques de ces trois capitales. Vous étiez régisseur général de mes forces musicales ; nous nous entendions à merveille. Nous avions un théâtre magnifique et une splendide salle de concerts, où deux fois par mois seulement on exécutait les chefs-d’œuvre tels que les auteurs les écrivirent, avec une fidélité, une pompe, une grandeur et une inspiration jusqu’à présent inconnues. Nous choisissions nous-mêmes notre auditoire, et pour rien au monde un crétin comme il y en a tant n’eût été admis. L’un d’eux, qui, par amour-propre, avait corrompu un contrôleur, et pour cinquante mille francs s’était fait introduire clandestinement dans une loge, fut aperçu par les artistes, au moment où le premier acte d’Alceste allait commencer, et contraint de sortir au milieu des huées. Vous bondissiez de colère ; moi j’avais pitié du pauvre homme, trouvant que son humiliation avait été trop forte, et qu’il eût été plus simple de le faire extraire doucement par quatre portefaix sans tant de bruit.

Et nous parlions l’anglais comme Johnson, et nous faisions jouer sur notre théâtre les drames de Shakspeare, sans corrections ni coupures, par Brooke, Ma-