Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/151

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à un nouvel espoir ; je m’abusais encore. Il est décidé qu’en France, sous la monarchie comme sous la république, je dois être une esclave soumise à la corvée. Quand j’ai travaillé sept jours, je ne puis me reposer le huitième, puisque ce huitième je le dois au fermier, mon maître, qui pourrait même m’en demander un de plus. On n’a jamais songé à dire aux savetiers : « Vous venez de faire huit paires de souliers, vous en devez deux à l’État, qui veut bien ne vous en prendre qu’une. » Pourquoi, monsieur le ministre, l’art musical n’est-il pas l’égal de l’art du savetier ? Qu’ai-je fait à la France, moi, la Musique ? En quoi l’ai-je offensée ? comment ai-je mérité de sa part une oppression si dure et si persistante ? Ce qui rend cette oppression plus dure et plus inexplicable encore, c’est que la France, aux yeux du reste de l’Europe, passe pour m’entourer de soins et d’affection. Elle a fondé, en effet, des institutions, telles que notre beau Conservatoire et le prix annuel de composition décerné par l’Académie des beaux-arts, qui produisent incessamment pour moi des disciples zélés, sinon des prophètes ; mais à peine leur éducation est-elle ébauchée, à peine le sentiment du beau a-t-il de son crépuscule illuminé leurs âmes, que d’autres institutions contraires viennent réduire ces heureux résultats au néant, et donner ainsi aux bienfaits que je reçois l’air d’une mystification atroce.

»Charlet, le peintre humoriste, y songeait sans doute, quand il fit son charmant dessein des Hussards en maraude. On y voit deux hussards à la porte d’un poulailler : l’un tient un sac de chènevis, dont il répand le contenu devant l’étroite porte, en disant d’une voix flûtée : « Petits ! petits ! » l’autre, armé de son sabre, abat la tête des malheureux volatiles, au fur et à mesure qu’ils s’y présentent. Revoyez cette lithographie, monsieur le ministre, et méditez quelques instants sur le sens de l’allégorie. Hélas ! il n’est que trop clair. Les grains de chènevis sont les prix du Conservatoire et de l’Académie ; les coups de sabre, vous savez qui les donne, et mes enfants sont les dindons qui se laissent ainsi décapiter ; mais, fussent-ils des aigles, ils n’en périraient pas moins. »