Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/262

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inviter à ne pas faire à l’avenir de l’esprit dans vos programmes. » Le pauvre secrétaire reste stupéfait, ne comprenant pas ce qu’a voulu dire le maréchal et n’osant plus lever les yeux. Dans l’intervalle des morceaux de musique, chacun lui demande à voix basse quel est le sujet de cette algarade, et le malheureux Grégoire, de plus en plus troublé, de répondre toujours : « Je n’en sais pas plus que vous, je n’y comprends rien. » Il s’attend à être destitué le lendemain, et s’arme déjà de courage pour supporter une disgrâce qui lui paraît inévitable, bien qu’il en ignore le motif.

Le concert terminé, l’Empereur en partant laisse le programme sur son fauteuil ; Grégoire accourt, le saisit, le lit, le relit cinq ou six fois, sans y rien découvrir de répréhensible ; il le donne à lire à MM. Lesueur, Rigel, Kreutzer, Baillot, qui n’y aperçoivent rien non plus que de parfaitement convenable et de fort innocent. Les quolibets des musiciens commençaient à pleuvoir sur le malencontreux secrétaire quand une soudaine inspiration vint lui donner la clef de cette énigme et redoubler ses terreurs. Le programme (manuscrit selon l’usage) commençait par ces mots :

Musique de l’Empereur.

et au lieu de tirer au-dessous une simple ligne, comme à l’ordinaire, je ne sais quelle fantaisie de Grégoire l’avait porté à dessiner une suite d’étoiles d’une grandeur croissante jusqu’au milieu de la page et décroissante jusqu’à l’autre bord. Pouvait-on penser que Napoléon, alors à l’apogée de sa gloire, verrait dans cet inoffensif ornement, une allusion à sa fortune passée, présente et future ! allusion désagréable pour lui autant qu’insolente de la part du prophète de malheur qui l’eût faite à dessein, puisqu’elle donnait à entendre par les deux imperceptibles étoiles placées aux extrémités de la ligne, autant que par la largeur démesurée de l’étoile du milieu, que l’astre impérial, si brillant alors, devait successivement décliner, s’amoindrir et s’éteindre dans la proportion inverse de celle qu’il avait suivie jusqu’à ce jour. Le temps a trop bien prouvé qu’il en devait être ainsi ; mais le génie du grand