Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/433

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quelques pincées de tabac du petit baril, dont la nouvelle mariée les avait gratifiés généreusement, Tatéa se serra contre moi, appuya nonchalamment sa tête contre la mienne et me chanta à l’oreille, comme une confidence, trois couplets dont voici le refrain que je n’oublierai jamais :

E takowe e o mo tokou mei rangui Ka tai Ki reira, akou rangui auraki.

(Quand tu seras arrivé au port où tu veux aller, mes affections y seront avec toi).

Honte sur notre froide musique, sur notre mélodie effrontée, sur notre pesante harmonie, sur notre chant de Cyclopes ! ! ! Où trouver en Europe cette mystérieuse voix d’oiseau amoureux, dont le secret murmure faisait frissonner tout mon être d’une volupté effrayante et nouvelle ! Quels gazouillements de harpe sauront l’imiter ? Quel fin tissu de sons harmoniques en donnera l’idée ?… Et ce refrain si triste dans lequel Tatéa associant, par un caprice étrange, l’expression de son amour à la pensée de notre séparation, me parlait du port lointain… où ses affections me suivraient.....

Beloved Tatéa ! Sweet bird !… Tout en chantant, comme chante à midi un bengali sous la feuillée, de la main gauche elle enlaçait mon col dans une longue tresse de ses splendides cheveux noirs, et jouait de la droite avec les blancs osselets du pied de l’esclave qu’elle venait de manger… Ravissant mélange d’amour, d’enfantillage et de rêverie !… Le vieux monde soupçonna-t-il jamais une poésie pareille ?… Shakespeare, Beethoven, Byron, Weber, Moore, Shelley, Tennysson, vous n’êtes que de grossiers prosateurs.

Pendant cette scène, Kaé avait, presque sans interruption, chuchoté de son côté avec la bouteille, qui lui avait dit tant de choses, que Koro et le chirurgien durent le conduire, en le soutenant, jusqu’à sa case, où il tomba ivre mort.

Plus ivre que le cuisinier, mais ivre d’amour, j’emportai, moi, plutôt que je n’emmenai Tatéa ; et mes deux petites premières, encore cette nuit-là, dormirent d’un paisible sommeil.