Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/435

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ne pouvant plus parler, qu’elle désirait y tracer un signe. J’y consentis. En deux coups, Tatéa me balafra d’une incision cruciale, d’où le sang jaillit à flots. Aussitôt la pauvre enfant de se jeter sur ma poitrine ruisselante, d’y appliquer ses lèvres, ses joues, son col, son sein, sa chevelure, de boire mon sang mêlé à ses larmes, avec des cris et des sanglots… O vieille Angleterre, j’ai prouvé ce jour-là que je t’aimais !

Méré et Moïanga s’étaient élancées à la mer avant le départ du canot ; je les retrouvai auprès de l’échelle de la frégate.

Là, autre scène, autres cris déchirants. J’eus beau tenir mes yeux fixés sur le pavillon britannique, un instant la force me manqua. J’avais laissé sur le rivage Tatéa évanouie ; à mes pieds les deux autres chères créatures, nageant d’une main, me faisaient de l’autre des signes d’adieux, en répétant, de leur voix gémissante : O Walla ! Walla ! (C’était leur manière de prononcer mon nom.) Quels efforts je dus faire pour monter ! à chacun des derniers échelons que je gravis, il me sembla qu’on me cassait un membre. Parvenu sur le pont, je n’y tins plus, je me retournai : et j’allais sauter à l’eau, gagner la terre à la nage, les embrasser toutes les trois, m’enfuir avec elles dans les bois et laisser partir la frégate chargée de mes malédictions, quand le commandant, devinant ce coup de tête, fit un signe aux musiciens du régiment qui était à bord, le Rule Britannia retentit, une déchirante et suprême révolution se fit en moi, et, aux trois quarts fou, je me précipitai dans la grande chambre, où je restai jusqu’au soir étendu, cadavre vivant, sur le plancher.

Quand je revins à moi, mon premier mouvement fut de remonter à la course sur le pont, comme si j’allais y retrouver..... Nous étions déjà loin..... plus de terre en vue..... rien que le ciel et l’eau..... Alors seulement je poussai un long cri de douleur furieuse, qui me soulagea.

Ma poitrine saignait toujours. Voulant rendre la cicatrice ineffaçable, je me procurai de la poudre à canon et du corail, que je pilai ensemble et que j’introduisis ensuite dans la plaie. J’avais appris d’Emaï ce procédé de tatouage. Il réussit parfaitement. Voyez ! (dit le narrateur en ouvrant son gilet et sa