Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/92

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rage : il faut sourire, il faut chanter. Le ténor paraît en scène ; il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu’il a créé ; il jette un dernier coup d’œil sur ces décors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur le lac aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grutly, d’où il cria : Liberté ! sur ce pâle soleil que depuis tant d’années il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, pleurer à sanglots ; mais la réplique est donnée, il ne faut pas que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d’autre émotion que celle du rôle : le public est là, des milliers de mains sont disposées à t’applaudir, mon pauvre dieu ; et, si elles restaient immobiles, oh ! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu viens de sentir et d’étouffer, ne sont rien auprès de l’affreux déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance ; le public, autrefois ton esclave, aujourd’hui ton maître, ton empereur ! Allons, incline-toi, il t’applaudit… Moriturus salutat.

Et il chante, et, par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu’alors inconnus ; on couvre la scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se retire à pas lents ; on veut le voir encore ; on l’appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette dernière clameur de l’enthousiasme ! et qu’on doit bien lui pardonner s’il en prolonge un peu la durée ! C’est sa dernière joie, c’est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en s’éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore brillant au terme de ta course, viens entendre l’expression suprême de nos affections admiratives et de notre reconnaissance pour les jouissances que nous t’avons dues si longtemps ; viens et savoure-les, et sois heureux et fier ; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous l’aurons oubliée demain. Il s’avance haletant, le cœur gonflé de larmes ; une vaste acclamation éclate à son aspect ; le peuple bat des mains, l’appelle des noms les plus beaux et les plus chers ; César le couronne. Mais la toile s’abaisse enfin, comme le froid et lourd