Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/200

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me reconnut. «C’est bien lui, se dit-elle ; pauvre jeune homme !... il m’a oubliée sans doute,... je... l’espère.....» La symphonie commence et produit un effet foudroyant. C’était alors le temps des grandes ardeurs du public, dans cette salle du Conservatoire d’où je suis exclus aujourd’hui. Ce succès, l’accent passionné de l’œuvre, ses brûlantes mélodies, ses cris d’amour, ses accès de fureur, et les vibrations violentes d’un pareil orchestre entendu de près, devaient produire et produisirent en effet une impression aussi profonde qu’inattendue sur son organisation nerveuse et sa poétique imagination. Alors, dans le secret de son cœur, elle se dit : «S’il m’aimait encore !...» Dans l’entr’acte qui suivit l’exécution de la symphonie, les paroles ambiguës de Schutter, celles de Schlesinger qui n’avait pu résister au désir de s’introduire dans la loge de miss Smithson, les allusions transparentes qu’ils faisaient l’un et l’autre à la cause des chagrins bien connus du jeune compositeur dont on s’occupait en ce moment, firent naître en elle un doute qui l’agitait de plus en plus. Mais, quand, dans le Monodrame, l’acteur Bocage, qui récitait le rôle de Lélio[1] (c’est-à-dire le mien), prononça ces paroles :

«Oh ! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette Ophélie que mon cœur appelle ! Que ne puis-je m’enivrer de cette joie mêlée de tristesse que donne le véritable amour et un soir d’automne, bercé avec elle par le vent du nord sur quelque bruyère sauvage, m’endormir enfin dans ses bras, d’un mélancolique et dernier sommeil.»

«Mon Dieu !... Juliette... Ophélie... Je n’en puis plus douter, pensa miss Smithson, c’est de moi qu’il s’agit... Il m’aime toujours !...» À partir de ce moment, il lui sembla, m’a-t-elle dit bien des fois, que la salle tournait ; elle n’entendit plus rien et rentra chez elle comme une somnambule, sans avoir la conscience nette des réalités.

C’était le 9 décembre 1832.

Pendant que ce drame intime se déroulait dans une partie de la salle, un autre se préparait dans la partie opposée ; drame où la vanité blessée d’un critique musical devait jouer le principal rôle et faire naître en lui une haine violente, dont il m’a donné des preuves, jusqu’au moment où le sentiment de son injustice envers un artiste devenu critique et assez redoutable à son tour lui conseilla une réserve prudente. Il s’agit de M. Fétis et d’une apostrophe sanglante qui lui était clairement adressée dans un des passages du Monodrame, et qu’une indignation bien concevable m’avait dictée.

Avant mon départ pour l’Italie, au nombre des ressources que j’avais pour vivre,

  1. On n’exécutait pas Lélio dramatiquement, ainsi qu’on l’a fait plus tard en Allemagne, il faut un théâtre pour cela, mais seulement comme une composition de concerts mêlée de monologues.