Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/216

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personnellement envers le ministre de la guerre. Sancta simplicitas ! comme dit Méphistophélès ; un mois, deux mois, trois mois, quatre mois, huit mois se passèrent sans qu’il me fût possible d’obtenir un sou. À force de sollicitations, de recommandations des amis du ministre, de courses, de réclamations écrites et verbales, les répétitions des choristes et les frais de copie furent enfin payés. J’étais ainsi débarrassé de l’intolérable persécution que me faisaient subir depuis si longtemps tant de gens fatigués d’attendre leur dû, et peut-être préoccupés à mon égard de soupçons dont l’idée seule me fait encore monter au front la rougeur de l’indignation.

Mais moi, l’auteur du Requiem, supposer que j’attachasse du prix au vil métal ! fi donc ! c’eût été me calomnier ! Conséquemment on se gardait bien de me payer. Je pris la liberté grande, néanmoins, de réclamer dans son entier l’accomplissement des promesses ministérielles. J’avais un impérieux besoin d’argent. Je dus me résigner de nouveau à faire le siége du cabinet du directeur des Beaux-Arts ; plusieurs semaines se passèrent encore en sollicitations inutiles. Ma colère augmentait, j’en maigrissais, j’en perdais le sommeil. Enfin, un matin j’arrive au ministère, bleu, pâle de fureur, résolu à faire un esclandre, résolu à tout. En entrant chez M. XX : «Ah ça, lui dis-je, il paraît que décidément on ne veut pas me payer ! — Mon cher Berlioz, répond le directeur, vous savez que ce n’est pas ma faute. J’ai pris tous les renseignements, j’ai fait de sévères investigations. Les fonds qui vous étaient destinés ont disparu, on leur a donné une autre destination. Je ne sais dans quel bureau cela s’est fait. Ah ! si de pareilles choses se passaient dans le mien !... — Comment ! les fonds destinés aux beaux-arts peuvent donc être employés hors de votre département sans que vous le sachiez ?... votre budget est donc à la disposition du premier venu ?... mais peu m’importe ! je n’ai point à m’occuper de pareilles questions. Un Requiem m’a été commandé par le ministre de l’intérieur au prix convenu de trois mille francs, il me faut mes trois mille francs. — Mon Dieu, prenez encore un peu de patience. On avisera. D’ailleurs il est question de vous pour la croix. — Je me f... de votre croix ! donnez-moi mon argent. — Mais... — Il n’y a pas de mais, criai-je, en renversant un fauteuil, je vous accorde jusqu’à demain à midi, et si à midi précis je n’ai pas reçu la somme, je vous fais à vous et au ministre un scandale comme jamais on n’en a vu ! Et vous savez que j’ai les moyens de le faire, ce scandale.» Là-dessus M. XX bouleversé, oubliant son chapeau, se précipite par l’escalier qui conduisait chez le ministre, et je le poursuis en criant : «Dites-lui bien que je serais honteux de traiter mon bottier comme il me traite, et que sa conduite à mon égard acquerra bientôt une rare célébrité[1]

  1. Et pourtant c’était un excellent homme plein de bonnes intentions.