Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/243

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« — On me prévient que vos musiciens méditent diverses infamies pour me nuire ce soir, mais j’ai l’œil sur eux.

— Oh ! répond le bon apôtre, vous n’avez rien à craindre, ils ne feront rien, je leur ai fait entendre raison.

— Parbleu, je n’ai pas besoin d’être rassuré, c’est au contraire moi qui vous rassure. Car si quelque chose arrivait cela retomberait sur vous assez lourdement. Mais soyez tranquille ; comme vous le dites, ils ne feront rien.»

Le soir, à l’heure du concert, je n’étais pourtant pas sans inquiétudes. J’avais placé mon copiste dans l’orchestre pendant la journée pour garder les timbales et les contre-basses. Les instruments étaient intacts. Mais voilà ce que je craignais : dans les grands morceaux du Requiem, les quatre petits orchestres d’instruments de cuivre contiennent des trompettes et des cornets en différents tons (en si bemol, en fa, et en mi bemol), or il faut savoir que le corps de rechange d’une trompette en fa par exemple, diffère très-peu de celui d’une trompette en mi bemol, et qu’il est très-aisé de les confondre. Quelque faux frère pouvait donc me lancer dans le Tuba mirum une sonnerie en f, au lieu d’une sonnerie en mi bemol, comptant, après avoir ainsi produit une cacophonie atroce, s’excuser en disant qu’il s’était trompé de ton.

Au moment de commencer le Dies iræ, je quittai mon pupitre, et, faisant le tour de l’orchestre, je demandai à tous les joueurs de trompette et de cornet de me montrer leur instrument. Je les passais ainsi en revue, examinant de très-près l’inscription tracée sur les tons divers, in F, in E bemol, in B ; lorsqu’en arrivant au groupe où se trouvaient les frères Dauverné, musiciens de l’Opéra, l’aîné me fit rougir en me disant : «Oh, Berlioz ! vous vous méfiez de nous, c’est mal ! Nous sommes d’honnêtes gens et nous vous aimons.» Souffrant de ce reproche que j’étais pourtant trop excusable d’avoir encouru, je ne poussai pas plus loin mon inspection.

En effet, mes braves trompettes ne commirent pas de faute, rien ne manqua dans l’exécution, et les morceaux du Requiem produisirent tout leur effet.

Immédiatement après cette partie du concert venait un entr’acte. Ce fut pendant ce moment de repos que les Habeneckistes crurent pouvoir tenter leur coup le plus facile et le moins dangereux pour eux. Plusieurs voix s’écrièrent du parterre : «La Marseillaise ! la Marseillaise !» espérant entraîner ainsi le public et troubler toute l’ordonnance de la soirée. Déjà un certain nombre de spectateurs séduits par l’idée d’entendre ce chant célèbre exécuté par un tel chœur et un tel orchestre, joignaient leurs cris à ceux des cabaleurs, quand m’avançant sur le devant de la scène je leur criai de toute la force de la voix : «Nous ne jouerons pas la Marseillaise, nous ne sommes pas ici pour cela !» Et le calme se rétablit à l’instant.

Il ne devait pas être de longue durée. Un autre incident auquel j’étais étranger