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Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/250

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et bien éveillée ! Un air d’activité et de richesse y règne partout ; elle est en outre bien bâtie, brillante et blanche comme une pièce de cent sous toute neuve, et des boulevards plantés d’arbustes et de fleurs dans le style des jardins anglais, forment sa ceinture verdoyante et parfumée. Bien que ce fût au mois de décembre, et que la verdure et les fleurs eussent dès longtemps disparu, le soleil se jouait d’assez bonne humeur entre les bras de la végétation attristée ; et, soit par le contraste que ces allées si pleines d’air et de lumière offraient avec les rues obscures de Mayence, soit par l’espoir que j’avais de commencer enfin mes concerts à Francfort, soit pour toute autre cause qui se dérobe à l’analyse, les mille voix de la joie et du bonheur chantaient en chœur au dedans de moi, et j’ai fait là une promenade de deux heures délicieuse. À demain les affaires sérieuses ! me dis-je en rentrant à l’hôtel.

Le jour suivant donc, je me rendis allègrement au théâtre, pensant le trouver déjà tout préparé pour mes répétitions. En traversant la place sur laquelle il est bâti et apercevant quelques jeunes gens qui portaient des instruments à vent, je les priai, puisqu’ils appartenaient sans doute à l’orchestre, de remettre ma carte au maître de chapelle et directeur Guhr. En lisant mon nom ces honnêtes artistes passèrent tout à coup de l’indifférence à un empressement respectueux qui me fit grand bien. L’un d’eux, qui parlait français, prit la parole pour ses confrères :

« — Nous sommes bien heureux de vous voir enfin ; M. Guhr nous a depuis longtemps annoncé votre arrivée, nous avons exécuté deux fois votre ouverture du Roi Lear. Vous ne trouverez pas ici votre orchestre du Conservatoire ; mais peut-être cependant ne serez-vous pas mécontent !» Guhr arrive. C’est un petit homme, à la figure assez malicieuse, aux yeux vifs et perçants ; son geste est rapide, sa parole brève et incisive ; on voit qu’il ne doit pas pécher par excès d’indulgence quand il est à la tête de son orchestre ; tout annonce en lui une intelligence et une volonté musicales ; c’est un chef. Il parle français, mais pas assez vite au gré de son impatience, et il l’entremêle, à chaque phrase, de gros jurons, prononcés à l’allemande, du plus plaisant effet. Je les désignerai seulement par des initiales. En m’apercevant :

« — Oh ! S. N. T. T... c’est vous, mon cher ! Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?

— Quelle lettre ?

— Je vous ai écrit à Bruxelles pour vous dire... S. N. T. T... Attendez... je ne parle pas bien... un malheur !... c’est un grand malheur !... Ah ! voilà notre régisseur qui me servira d’interprète.»

Et continuant à parler français :

« — Dites à M. Berlioz combien je suis contrarié ; que je lui ai écrit de ne pas encore venir ; que les petites Milanollo remplissent le théâtre tous les soirs ;