Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/323

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spécialement, tandis que la religion de S. Bach est professée dans tout le nord de l’Allemagne. Vous jugez de l’intérêt que m’offrait cette seconde soirée, surtout après l’impression que j’avais reçue de la première, et de l’empressement que j’aurais mis à connaître l’œuvre de prédilection du maître de chapelle du grand Frédéric ! Voyez mon malheur ! je tombe malade précisément ce jour-là ; le médecin (un grand amateur de musique pourtant, le savant et aimable docteur Gaspard) me défend de quitter ma chambre ; vainement on m’engage encore à venir admirer un célèbre organiste ; le docteur est inflexible ; et ce n’est qu’après la semaine sainte, quand il n’y a plus ni oratorio, ni fugues, ni chorals à entendre, que le bon Dieu me rend à la santé. Voilà la cause du silence que je suis obligé de garder sur le service musical des temples de Berlin, qu’on dit si remarquable. Si jamais je retourne en Prusse, malade ou non, il faudra bien que j’entende la musique de Graun, et je l’entendrai, soyez tranquille, dussé-je en mourir. Mais dans ce cas, il me serait encore impossible de vous en parler... Ainsi donc, il est décidé que vous n’en saurez jamais rien par moi ; alors faites le voyage, et ce sera vous qui m’en direz des nouvelles.

Quant aux bandes militaires, il faudrait y mettre bien de la mauvaise volonté pour ne pas en entendre au moins quelques-unes, puisque, à toutes les heures du jour, à pied ou à cheval, elles parcourent les rues de Berlin. Ces petites troupes isolées ne sauraient toutefois donner une idée de la majesté des grands ensembles que le directeur-instructeur des bandes militaires de Berlin et de Postdam (Wiprecht) peut former quand il veut. Figurez-vous qu’il a sous ses ordre une masse de six cents musiciens et plus, tous bons lecteurs, possédant bien le mécanisme de leur instrument, jouant juste, et favorisés par la nature de poumons infatigables et de lèvres de cuir. De là l’extrême facilité avec laquelle les trompettes, cors et cornets donnent les notes aiguës que nos artistes ne peuvent atteindre. Ce sont des régiments de musiciens et non des musiciens de régiment. M. le prince de Prusse, allant au-devant du désir que j’avais d’entendre et d’étudier à loisir ses troupes musicales, eut la gracieuse bonté de m’inviter à une matinée organisée chez lui à mon intention, et de donner à Wiprecht des ordres en conséquence.

L’auditoire était fort peu nombreux ; nous n’étions que douze ou quinze tout ou plus. Je m’étonnais de ne pas voir l’orchestre, aucun bruit ne trahissait sa présence, quand une phrase lente en fa mineur, à vous et à moi bien connue, vint me faire tourner la tête du côté de la plus grande salle du palais dont un vaste rideau nous dérobait la vue. S. A. R. avait eu la courtoisie de faire commencer le concert par l’ouverture des Francs-Juges, que je n’avais jamais entendue ainsi arrangée pour des instruments à vent. Ils étaient là trois cent vingt hommes dirigés par Wiprecht, et ils exécutèrent ce morceau difficile avec une précision merveilleuse et cette verve furibonde que vous montrez