Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/35

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chimie, l’autre la physique au Jardin des Plantes, le cours de littérature, dans lequel Andrieux savait captiver son auditoire avec tant de malicieuse bonhomie, m’offrirent de puissantes compensations ; je trouvai à les suivre un charme très-vif et toujours croissant. J’allais devenir un étudiant comme tant d’autres, destiné à ajouter une obscure unité au nombre désastreux des mauvais médecins, quand, un soir, j’allai à l’Opéra. On y jouait les Danaides, de Salieri. La pompe, l’éclat du spectacle, la masse harmonieuse de l’orchestre et des chœurs, le talent pathétique de madame Branchu, sa voix extraordinaire, la rudesse grandiose de Dérivis ; l’air d’Hypermnestre où je retrouvais, imités par Salieri, tous les traits de l’idéal que je m’étais fait du style de Gluck, d’après des fragments de son Orphée découverts dans la bibliothèque de mon père ; enfin la foudroyante bacchanale et les airs de danse si mélancoliquement voluptueux, ajoutés par Spontini à la partition de son vieux compatriote, me mirent dans un état de trouble et d’exaltation que je n’essayerai pas de décrire. J’étais comme un jeune homme aux instincts navigateurs, qui, n’ayant jamais vu que les nacelles des lacs de ses montagnes, se trouverait brusquement transporté sur un vaisseau à trois ponts en pleine mer. Je ne dormis guère, on peut le croire, la nuit qui suivit cette représentation, et la leçon d’anatomie du lendemain se ressentit de mon insomnie. Je chantais l’air de Danaüs : «Jouissez du destin propice,» en sciant le crâne de mon sujet, et quand Robert, impatienté de m’entendre murmurer la mélodie «Descends dans le sein d’Amphitrite» au lieu de lire le chapitre de Bichat sur les aponévroses, s’écriait : «Soyons donc à notre affaire ! nous ne travaillons pas ! dans trois jours notre sujet sera gâté !... il coûte dix-huit francs !... il faut pourtant être raisonnable !» je répliquais par l’hymne à Némésis «Divinité de sang avide !» et le scalpel lui tombait des mains.

La semaine suivante, je retournai à l’Opéra où j’assistai, cette fois, à une représentation de la Stratonice de Méhul et du ballet de Nina dont la musique avait été composée et arrangée par Persuis. J’admirai beaucoup dans Stratonice l’ouverture d’abord, l’air de Séleucus «Versez tous vos chagrins» et le quatuor de la consultation ; mais l’ensemble de la partition me parut un peu froid. Le ballet, au contraire, me plut beaucoup, et je fus profondément ému en entendant jouer sur le cor anglais par Vogt, pendant une navrante pantomime de mademoiselle Bigottini, l’air du cantique chanté par les compagnes de ma sœur au couvent des Ursulines, le jour de ma première communion. C’était la romance «Quand le bien-aimé reviendra.» Un de mes voisins qui en fredonnait les paroles, me dit le nom de l’opéra et celui de l’auteur auquel Persuis l’avait empruntée, et j’appris ainsi qu’elle appartenait à la Nina de d’Aleyrac. J’ai bien de la peine à croire, quel qu’ait pu être le talent de la cantatrice[1] qui créa le rôle de Nina,

  1. Madame Dugazon.