Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/390

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de prospérité qui semblait s’en éloigner rapidement sous l’administration précédente. Sa troupe était alors mieux composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes d’Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strackaty), mesdemoiselles Grosser, Kirchberger, et madame Podhorsky, me parurent des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes ; on ne saurait guère l’être davantage. Malheureusement le personnel de l’orchestre et du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d’exécutants, il n’est vraiment pas permis de s’attaquer aux chefs-d’œuvre du haut style ; et cependant c’est ce que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c’étaient des mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors étaient, en pareil cas, d’une splendeur et d’une fidélité comparables à la fidélité et à la splendeur de l’exécution. Je me souviens d’avoir vu dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d’une rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.

Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en scène, et n’avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses vocales et instrumentales ; il se composait en effet de petites vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l’affiche de notre Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes : rien n’égale leur sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n’est l’aversion instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur et à l’originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la France ; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l’occasion s’est présentée de choisir entre deux productions, dont l’une était vulgaire et l’autre distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a jamais trompés. Aussi, gloire à eux ! Tous les amis de l’art professent pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.

Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une portion du public, s’obstinent à regarder comme des produits d’une assez pauvre industrie ; produits dont la main-d’œuvre n’a pas plus de valeur que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n’est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit même souvent le