Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/409

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« — Ma commission n’est plus la même, ce sont ces messieurs qui me prient de te remercier du plaisir que tu leur as fait en leur confiant l’exécution de ton ouvrage, et de t’exprimer leur joie de te voir content.»

Ce fut en effet une journée pour moi, j’en compte peu de pareilles dans mes souvenirs.

À l’exemple du banquet auquel les artistes et les amateurs de Vienne m’avaient offert le bâton de mesure en vermeil dont je vous ai parlé, il y eut ensuite un souper, où ceux de Prague voulurent bien me faire présent d’une coupe en argent. La plupart des virtuoses, critiques et amateurs de la ville s’y trouvaient ; j’eus même le plaisir de voir parmi ces derniers un compatriote, le spirituel et bienveillant prince de Rohan. Liszt fut, à l’unanimité, désigné pour porter la parole à la place du président à qui la langue française n’était pas assez familière. Au premier toast, il me fit, au nom de l’assemblée, une allocution d’un quart d’heure au moins, avec une chaleur d’âme, une abondance d’idées et un choix d’expressions qu’envieraient bien des orateurs, et dont je fus vivement touché. Malheureusement s’il parla bien il but de même ; la perfide coupe inaugurée par les convives, versa de tels flots de vin de Champagne que toute l’éloquence de Liszt y fit naufrage. Belloni[1] et moi nous étions encore dans les rues de Prague à deux heures du matin, occupés à le persuader d’attendre le jour pour se battre (il le voulait absolument) au pistolet, à deux pas, avec un Bohême qui avait mieux bu que lui. Le jour venu nous n’étions pas sans inquiétude pour Liszt dont le concert avait lieu à midi. À onze heures et demie il dormait encore, on l’éveille enfin, il monte en voiture, arrive à la salle de concert, reçoit en entrant une triple bordée d’applaudissements, et joue comme de sa vie, je crois, il n’avait encore joué.

Il y a un Dieu pour les... pianistes.

Adieu, mon cher Ferrand, vous ne vous plaindrez pas, je le crains, du laconisme de mes lettres. Je n’ai pourtant pas dit encore tout ce que je sens d’affectueux regrets pour Prague et ses habitants ; mais j’ai pour la musique une passion sérieuse, vous le savez, et vous pouvez, d’après cela, juger si j’aime les Bohêmes. Ô Praga ! quando te aspiciam !

  1. Homme d’affaires de Liszt.