Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/416

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s’arrêtait en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu’on le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique sur lequel il écrivait la mélodie dansante qu’il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il daignait donner l’ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec un crayon pour que j’en écrivisse la basse et l’harmonie. Puis cette basse écrite, c’étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment, des étonnements et des ravissements qui m’avaient fort diverti la première fois, mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique et en langue française. Ce n’est pas en France que j’eusse éprouvé un pareil accident ! En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste M. Nernst ; je dirai tout à l’heure par quel hasard je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m’indique son cabinet, j’entre, je vois un gros homme, coiffé d’une casquette de drap, dont la figure sévère décelait pourtant de l’esprit et de la bonté. Il était assis sur un siège élevé qu’il ne quitta point à mon entrée.

«M. Nernst ? dis-je en le saluant.

— C’est moi, monsieur ; à qui ai-je l’honneur de parler ?

— À M. Hector Berlioz.

— Ah ! rien que ça ! s’écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et retombant debout devant moi sa casquette à la main.

Et aussitôt le digne homme de m’accabler de politesses et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part je me présentais. «Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander M. Nernst, le directeur de la poste, m’avait dit à Paris un de mes amis, c’est un homme excellent, instruit d’ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort utile.» L’ami qui me faisait cette recommandation la veille de mon départ, au coin d’une rue où je l’avais rencontré à onze heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j’allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts : «Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, m’avait dit très-sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins.» Ce grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes qu’il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu’il a essuyées en ce genre toute sa vie n’ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n’avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de Balzac.