Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/425

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— Eh bien ! avez-vous essayé d’écrire un quatuor ?

— Ah ! monsieur ! un quatuor !...

— Diable ! ne faites pas fi du quatuor, c’est peut-être de tous les genres de musique le plus difficile à bien traiter, et le nombre des maîtres qui y ont réussi est singulièrement restreint. Mais, sans chercher si haut, avez-vous à me montrer une simple romance, une valse ?...

— (D’un air presque offensé) : Oh ! une romance !... non, non, je ne fais pas de ces choses-là.

— Alors, vous n’avez rien fait ?

— Non ; mais je travaillerai tant...

— Au moins vous avez terminé vos études d’harmonie et de contre-point, vous connaissez l’étendue des voix et des instruments ?...

— Quant à cela... quant à cela... non, je ne sais pas l’harmonie, ni le contre-point, ni l’instrumentation, mais vous verrez...

— Pardonnez-moi, monsieur, vous avez dix-huit ou dix-neuf ans, et il est bien tard pour commencer avec fruit de pareilles études. Enfin, je suppose que vous savez lire à première vue la musique, que vous pourriez l’écrire sous la dictée ?

— Que je sais le solfège ? Ah ! par exemple... Eh bien... non, je ne connais même pas les notes, je ne sais rien du tout ; mais j’ai tant de goût pour la musique, j’aimerais tant à être compositeur ! Si vous vouliez me donner des leçons, je viendrais chez vous deux fois par jour, je travaillerais la nuit.»

Après un assez long silence employé à maîtriser mon envie de rire, je fis à mon jeune compositeur un tableau exact et fort peu encourageant des difficultés qu’il aurait à surmonter pour arriver au talent le plus médiocre, c’est-à-dire pour parvenir à écrire de détestable musique ; je n’oubliai point l’énumération des obstacles qui l’attendaient lors même qu’il serait devenu un compositeur d’un ordre très-élevé. Rien n’y fit, il m’écouta d’un air mécontent et impatient, et se retira avec l’intention évidente de chercher un autre maître pour lui offrir sa vocation et... son héritage. Dieu veuille qu’il ne l’ait pas trouvé !

L’autre exemple de mélomanie que j’ai à citer, n’est point ridicule, au contraire. Je venais de donner à Moscou le concert dont j’ai parlé tout à l’heure, quand on me remit une lettre écrite en excellent français, dans laquelle un inconnu me demandait une entrevue. Je m’empressai d’en fixer le jour et l’heure. Cette fois mon inconnu n’avait pas fait d’héritage, loin de là. C’était un grand jeune Russe de vingt-deux ans au moins, d’une figure remarquable, un peu étrange, s’exprimant en termes choisis et avec cette ardeur fiévreuse et concentrée qui décèle les enthousiastes. Dès ses premières paroles, je me sentis vivement intéressé.

« — Monsieur, me dit-il, j’ai une passion immense pour la musique. Je l’ai apprise tout seul, mais fort incomplètement, ainsi que vous pouvez le