Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/455

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


— Tu n’auras pas le sang-froid qu’il faut pour se tirer convenablement d’une pareille visite.

— Je veux la voir !

— Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.

— Je veux la voir !

— Mais songe donc !...

— Je veux la voir !

— Cinquante et un ans !... plus d’un demi-siècle... que retrouveras-tu ?... ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et frais, conserver ton idéal ?

— Ô temps exécrable ! profanateur affreux ! eh bien, je veux au moins lui écrire...

— Écris. Mon Dieu, quel fou !»

Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à un nouvel accès d’hilarité que je partage encore par soubresauts ; et j’écris, au milieu de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu’il fallut recopier à cause des grosses gouttes d’eau qui en avaient maculé toutes les lignes.

«Madame,

«Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne meurent qu’avec nous... J’avais douze ans quand je vis, à Meylan, mademoiselle Estelle pour la première fois. Vous n’avez pu méconnaître alors à quel point vous aviez bouleversé ce cœur d’enfant qui se brisait sous l’effort de sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté bien excusable d’en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je revenais d’Italie), mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides larmes que le souvenir fait couler, quand j’aperçus, en rentrant dans notre vallée, la maison habitée naguère par vous sur la romantique hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques jours après, ne connaissant pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus prié de remettre à son adresse, une lettre qui vous était destinée. J’allai attendre madame F**** à une station de la diligence où elle devait se trouver ; je lui présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler ma main en l’approchant de la sienne... Je venais de reconnaître... ma première admiration... la Stella del monte... dont la radieuse beauté illumina le matin de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes agitations, après des pérégrinations lointaines dans toute l’Europe, après des travaux, dont le retentissement est peut-être parvenu jusqu’à vous, j’ai entrepris un pèlerinage dès longtemps projeté. J’ai voulu tout revoir, et j’ai tout revu ; la petite maison, le jardin, l’allée d’arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois qui l’avoisine et l’éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards qui le