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Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/488

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mouvement de certains morceaux, me faire ajouter seize mesures, huit mesures, quatre mesures, ou en supprimer deux, ou trois, ou une. À ses yeux la mise en scène d’un opéra n’est pas faite pour la musique, c’est la musique qui est faite pour la mise en scène. Comme si d’ailleurs je n’eusse pas longuement calculé ma partition pour les exigences de théâtre que j’étudie depuis quarante ans à l’Opéra. Au moins les acteurs se sont-ils complètement abstenus de me tourmenter, et je leur dois la justice de déclarer qu’ils ont tous chanté leur rôle tel que je le leur ai donné et sans y changer une seule note. Ceci est peut-être incroyable, mais cela est, et je les en remercie. La première représentation des Troyens à Carthage eut lieu le 4 novembre 1863, ainsi que Carvalho l’avait annoncé. L’ouvrage avait besoin encore de trois ou quatre sérieuses répétitions générales, rien ne marchait avec aplomb, sur la scène surtout. Mais le directeur ne savait de quel bois faire flèche pour alimenter son répertoire, son théâtre était vide chaque soir, il voulait sortir au plus vite de cette triste position. En pareil cas, on le sait, les directeurs sont féroces. Mes amis et moi nous pensions que la soirée serait orageuse, nous nous attendions à toutes sortes de manifestations hostiles ; il n’en fut rien. Mes ennemis n’osèrent pas se montrer ; un coup de sifflet honteux se fit entendre à la fin lorsqu’on proclama mon nom, et ce fut tout. L’individu qui avait sifflé s’imposa sans doute la tâche de m’insulter de la même façon pendant plusieurs semaines, car il revint, accompagné d’un collaborateur, siffler encore au même endroit, aux troisième, cinquième, septième et dixième représentations. D’autres péroraient dans les corridors avec une violence comique, m’accablant d’imprécations, disant qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas permettre une musique pareille. Cinq journaux me dirent de sottes injures, choisies parmi celles qui pouvaient en moi blesser le plus cruellement l’artiste. Mais plus de cinquante articles de critique admirative, en revanche, parurent pendant quinze jours, parmi lesquels ceux de MM. Gasperini, Fiorentino, d’Ortigue, Léon Kreutzer, Damcke, Joannes Weber, et d’une foule d’autres, écrits avec un véritable enthousiasme et une rare sagacité, me remplirent d’une joie que je n’avais pas éprouvée depuis longtemps. Je reçus en outre un grand nombre de lettres, les unes éloquentes les autres naïves, toutes émues, et qui ne manquèrent pas de me toucher profondément. À plusieurs représentations j’ai vu des gens pleurer. Souvent, pendant les deux mois qui suivirent la première apparition des Troyens, j’ai été arrêté dans les rues de Paris par des inconnus qui me demandaient la permission de me serrer la main et me remerciaient d’avoir produit cet ouvrage. N’étaient-ce pas là des compensations aux insultes de mes ennemis ? ennemis que je me suis faits moins encore par mes critiques, que par mes tendances musicales ; dont la haine ressemble à celle des filles publiques pour les femmes honnêtes et dont on doit se trouver honoré. La muse de ceux-là s’appelle ordinairement Laïs, Phryné,