Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/65

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productions plus ou moins pâles et maigres, plus ou moins plates et fausses, pour lesquelles nous professions un égal et souverain mépris. Le nom de la pièce inscrit en grosses lettres sur les parties de contre-basse qui, par leur position, se trouvent les plus rapprochées du parterre, nous tirait d’inquiétude ou justifiait nos appréhensions. Dans ce dernier cas, nous nous précipitions hors de la salle, en jurant comme des soldats en maraude qui ne trouveraient que de l’eau dans ce qu’ils ont pris pour des barriques d’eau-de-vie, et en confondant dans nos malédictions l’auteur de la pièce substituée, le directeur qui l’infligeait au public, et le gouvernement qui la laissait représenter. Pauvre Rousseau, qui attachait autant d’importance à sa partition du Devin du village, qu’aux chefs-d’œuvre d’éloquence qui ont immortalisé son nom, lui qui croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier, voire le trio des Parques[1], avec les petites chansons, les petits flons-flons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce dont se compose son petit intermède ; lui qu’on a tant tourmenté, lui que la secte des Holbachiens a tant envié pour son œuvre musicale, lui qu’on a accusé de n’en être pas l’auteur ; lui qui a été chanté par toute la France, depuis Jéliotte et mademoiselle Fel[2] jusqu’au roi Louis XV, qui ne pouvait se lasser de répéter : «J’ai perdu mon serviteur,» avec la voix la plus fausse de son royaume, lui enfin dont l’œuvre favorite obtint à son apparition tous les genres de succès ; pauvre Rousseau ! qu’eût-il dit de nos blasphèmes, s’il eût pu les entendre ? Et pouvait-il prévoir que son cher opéra, qui excita tant d’applaudissements, tomberait un jour pour ne plus se relever, sous le coup d’une énorme perruque poudrée à blanc, jetée aux pieds de Colette par un insolent railleur ? J’assistais, par extraordinaire, à cette dernière[3] représentation du Devin ; beaucoup de gens, en conséquence, m’ont attribué la mise en scène de la perruque ; mais je proteste de mon innocence. Je crois même avoir été autant indigné que diverti par cette grotesque irrévérence, de sorte que je ne puis savoir au juste si j’en eusse été capable. Mais s’imaginerait-on que Gluck, oui, Gluck lui-même, à propos de ce triste Devin, il y a quelque cinquante ans, a poussé l’ironie plus loin encore, et qu’il a osé écrire et imprimer dans une épître la plus sérieuse du monde, adressée à la reine Marie-Antoinette, que la France, peu favorisée sous le rapport musical, comptait pourtant quelques ouvrages remarquables, parmi lesquels il fallait citer le Devin du village de M. Rousseau ? Qui jamais se fût avisé de penser que Gluck pût être aussi plaisant ? Ce trait seul d’un Allemand suffit pour enlever aux Italiens la palme de la perfidie facétieuse.

  1. Morceau célèbre autrefois et fort curieux d’un opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie.
  2. Acteur et actrice de l’Opéra qui créèrent les rôles de Colin et de Colette dans le Devin.
  3. Le Devin du village, depuis cette soirée de joyeuse mémoire, n’a plus reparu à l’Opéra.