Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/69

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Puis dans les beaux moments de madame Branchu, c’étaient des exclamations, des trépignements qu’on ne connaît plus aujourd’hui, même au Conservatoire, le seul lieu de France où le véritable enthousiasme musical se manifeste encore quelquefois.

La plus curieuse scène de ce genre, dont j’aie conservé le souvenir, est la suivante. On donnait Œdipe. Quoique placé fort loin de Gluck dans notre estime, Sacchini ne laissait pas que d’avoir en nous de sincères admirateurs. J’avais entraîné ce soir-là à l’Opéra un de mes amis[1], étudiant parfaitement étranger à tout autre art que celui du carambolage, et dont cependant je voulais à toute force faire un prosélyte musical. Les douleurs d’Antigone et de son père ne pouvaient l’émouvoir que fort médiocrement. Aussi après le premier acte, désespérant d’en rien faire, l’avais-je laissé derrière moi, en m’avançant d’une banquette pour n’être pas troublé par son sang-froid. Comme pour faire ressortir encore son impassibilité, le hasard avait placé à sa droite un spectateur aussi impressionnable qu’il l’était peu. Je m’en aperçus bientôt. Dérivis venait d’avoir un fort beau mouvement dans son fameux récitatif.

Mon fils ! tu ne l’es plus ! Va ! ma haine est trop forte !

Tout absorbé que je fusse par cette scène si belle de naturel et de sentiment de l’antique, il me fut impossible de ne pas entendre le dialogue établi derrière moi, entre mon jeune homme épluchant une orange et l’inconnu, son voisin, en proie à la plus vive émotion :

— Mon Dieu ! monsieur, calmez-vous.

— Non ! c’est irrésistible ! c’est accablant ! cela tue !

— Mais, monsieur, vous avez tort de vous affecter de la sorte. Vous vous rendrez malade.

— Non, laissez-moi... Oh !

— Monsieur, allons, du courage ! enfin, après tout, ce n’est qu’un spectacle... vous offrirai-je un morceau de cette orange ?

— Ah ! c’est sublime !

— Elle est de Malte !

— Quel art céleste !

— Ne me refusez pas.

— Ah ! monsieur, quelle musique !

  1. Léon de Boissieux, mon condisciple au petit séminaire de la Côte. Il a compté un instant parmi les illustrations du billard de Paris.