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Page:Berlioz - Traité d’instrumentation et d’orchestration.djvu/108

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Dès que le Piano veut, au contraire, sortir des effets doux et lutter de force avec l’orchestre, il disparaît complètement. Il faut qu’il accompagne ou qu’il soit accompagné ; à moins d’en venir, comme pour les Harpes, à l’employer par masses. Cela ne serait pas à dédaigner, j’en suis persuadé ; mais on aurait toujours, eu égard à la place énorme qu’ils occuperaient, beaucoup de peine à réunir une douzaine de grands pianos à un orchestre un peu nombreux.

Considéré comme un petit orchestre indépendant le Piano doit avoir son instrumentation propre. Il l’a évidemment, et cet art fait partie de celui du pianiste. C’est au pianiste, dans beaucoup d’occasions, à juger s’il doit rendre saillantes certaines parties, pendant que les autres demeurent dans la pénombre ; s’il faut jouer fort un dessin intermédiaire, en donnant de la légèreté aux broderies supérieures et moins de force aux basses ; c’est lui qui est juge de l’opportunité des changements de doigts ou de la convenance qu’il peut y avoir à ne se servir, pour telle ou telle mélodie, que du pouce ; il sait, en écrivant pour son instrument, quand il faut serrer ou écarter l’harmonie, les divers degrés d’écartement que peuvent avoir les notes d’un arpège et la différence de sonorité qui en résulte. Il doit savoir surtout n’employer qu’à propos les Pédales. À ce sujet, nous devons dire que les principaux compositeurs qui ont écrit pour le piano n’ont jamais manqué de marquer avec autant de soin que d’à propos les endroits où la grande pédale doit être prise et quittée. C’est donc bien à tort que beaucoup de virtuoses, et des plus habiles, s’obstinent à ne point observer ces indications, et à garder presque partout les étouffoirs levés, oubliant complètement que dans ce cas des harmonies dissemblables doivent nécessairement se prolonger les unes sur les autres de la façon la plus discordante. Ceci est le déplorable abus d’une chose excellente ; c’est le bruit, c’est la confusion substitués à la sonorité. C’est d’ailleurs la conséquence naturelle de cette insupportable tendance des virtuoses, grands et petits, chanteurs ou instrumentistes, à mettre toujours en première ligne ce qu’ils croient être l’intérêt de leur personnalité. Ils tiennent peu de compte du respect inaltérable que tout exécutant doit à tout compositeur, et de l’engagement tacite, mais réel, que le premier prend envers l’auditeur, de lui transmettre intacte la pensée du second ; soit qu’il honore un auteur médiocre en lui servant d’interprète, soit qu’il ait l’honneur de rendre la pensée immortelle d’un homme de génie. Et, dans l’un et l’autre cas, l’exécutant qui se permet ainsi, obéissant à son caprice du moment, d’aller à l’encontre des intentions du compositeur, devrait bien penser que l’auteur de l’œuvre telle quelle qu’il exécute, a probablement mis cent fois plus d’attention à déterminer la place et la durée de certains effets, à indiquer tel ou tel mouvement, à dessiner comme il l’a fait sa mélodie et son rhythme, et à choisir ses accords et ses instrumens, qu’il n’en met lui, l’exécutant, à faire le contraire. On ne saurait trop se récrier, en toute occasion, contre cette insensée prérogative, que s’arrogent trop souvent les instrumentistes, les chanteurs et les chefs d’orchestre. Une telle manie n’est pas seulement ridicule, elle doit, si l’on n’y prend garde, amener dans l’art d’inqualifiables désordres et les résultats les plus désastreux. C’est aux compositeurs et aux critiques à s’entendre pour ne jamais la tolérer.

Une Pédale qu’on emploie beaucoup moins que celle qui lève les étouffoirs, et dont Beethoven et quelques autres ont tiré un parti délicieux cependant, c’est la Pédale unicorde. Elle est non seulement d’un excellent effet, mise en opposition avec le son ordinaire du Piano et la sonorité pompeuse que produit la grande Pédale, mais d’une utilité incontestable pour accompagner le chant, dans le cas où la voix du chanteur est faible ou dans celui, plus fréquent encore, d’un caractère de douceur et d’intimité à donner à toute l’exécution. On l’indique par ces mots : Pédale unicorde ; ou en Italien : una corda. Son action consiste à empêcher les marteaux d’atteindre deux des trois cordes tendues à l’unisson pour chaque note et que possèdent aujourd’hui tous les bons instruments. Il n’y a plus alors que la troisième corde qui vibre, et il en résulte, pour le son, un affaiblissement des deux tiers et une différence de caractère fort remarquable.