Aller au contenu

Page:Bernanos - Œuvres, tome 6 - Un crime ; Monsieur Ouine, 1947.djvu/149

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe ! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas ! que ne vous ai-je connu plus tôt ! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves ?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.

Il s’arrêta un fragment imperceptible de seconde et son visage eut encore une fois cette expression triste et douce qui lui avait gagné tant de cœurs.

– C’est ce que j’ai fait, dit-il.

L’enfant venait de retirer sa main sans que le prêtre fît aucun effort pour la retenir. Il ne leva même pas les yeux. Il regardait ses paumes vides.

– Je ne suis pas le curé de Mégère, reprit-il après un long silence.