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Page:Bernanos - Œuvres, tome 6 - Un crime ; Monsieur Ouine, 1947.djvu/163

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Elle a pris ce petit visage à pleines mains — ses longues mains, ses longues mains douces — et regarde Steeny dans les yeux avec une audace tranquille. Comme ses yeux sont pâles ! On dirait qu’ils s'effacent peu à peu, se retirent... les voilà maintenant plus pâles encore, d'un gris bleuté, à peine vivants, avec une paillette d'or qui danse. « Non ! non ! s’écrie Steeny. Non ! » Et il se jette en arrière, les dents serrées, sa jolie figure crispée d'angoisse, comme s’il allait vomir. Mon Dieu !

— Que se passe-t-il ? Voyons, Steeny, interroge une voix inquiète, toute proche, de l’autre côté des persiennes closes. Est-ce vous, miss ?

Mais elle l’a déjà repoussé violemment, sauvagement, et reste debout sur le seuil, indifférente.

— Hé bien, Steeny, méchant garçon !

Il hausse les épaules, jette vers la porte un regard dur, un regard d’homme.

— Man ?

― Je croyais t’avoir entendu crier, dit la voix déjà lasse. Si tu sors, prends garde au soleil, mon chéri, quelle chaleur ! Quelle chaleur en effet ! L’air vibre entre les lamelles de bois. Son nez contre la persienne, Steeny le hume, l’aspire, le sent descendre au creux de sa poitrine jusqu’à ce lieu magique où retentissent toutes les terreurs et toutes les joies du monde... Encore ! Encore ! Cela pue la céruse et le mastic, une odeur plus puissante que l’alcool où se mêle bizarrement l’haleine toujours moite des grands tilleuls de l’allée. Voilà que le sommeil l’a pris en traître, d’un coup sur la nuque, en assassin, avant même qu’il ait fermé les yeux. L’étroite fenêtre s’ébranle lentement, vacille, puis s’allonge démesurément comme aspirée

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