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JOURNAL

chiffonnée de gros plis en éventail, toute tachée. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il avait oublié de se raser. Cette maîtrise de soi se marque pourtant à ce signe : la force surnaturelle qui émane de lui n’a subi aucune atteinte. Visiblement dévoré d’angoisse (le bruit court que le docteur Delbende s’est suicidé) il reste faiseur de calme, de certitude, de paix. J’ai officié ce matin avec lui, en qualité de sous-diacre. J’avais cru déjà observer que d’ordinaire, au moment de la consécration, ses belles mains étendues sur le calice tremblaient un peu. Aujourd’hui, elles n’ont pas tremblé. Elles avaient même une autorité, une majesté… Le contraste avec le visage creusé par l’insomnie, la fatigue, et quelque vision plus torturante — que je devine — cela ne saurait réellement se décrire.

Il est parti sans avoir voulu prendre part au déjeuner des funérailles, servi par la nièce du docteur — qui ressemble beaucoup à Mme Pégriot, bien que plus grosse encore. Je l’ai accompagné jusqu’à la gare, et comme le train ne devait passer qu’une demi-heure plus tard, nous nous sommes assis sur un banc. Il était très las, et au grand jour, en pleine lumière, son visage m’apparaissait plus meurtri. Je n’avais pas encore remarqué deux rides au coin de la bouche, d’une tristesse et d’une amertume surprenantes. Je crois que cela m’a décidé. Je lui ai dit tout à coup :

— Ne craignez-vous pas que le docteur ne se soit…