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Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/164

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JOURNAL

vomir, de quelle main lui tend-on le bassin d’or, ciselé par les artistes, serti par les poètes, tandis que l’orchestre accompagne en sourdine, d’un immense murmure de feuillage et d’eaux vives, ses hoquets !

Mais le monde n’a pas fait pour moi tant de frais… Un pauvre, à douze ans, comprend beaucoup de choses. Et que m’aurait servi de comprendre ? J’avais vu. La luxure ne se comprend pas, elle se voit. J’avais vu ces visages farouches, fixés tout à coup dans un indéfinissable sourire. Dieu ! Comment ne s’avise-t-on pas plus souvent que le masque du plaisir, dépouillé de toute hypocrisie, est justement celui de l’angoisse ? Oh ! ces visages voraces qui m’apparaissent encore en rêve, — une nuit sur dix, peut-être — ces faces douloureuses ! Assis derrière le comptoir de l’estaminet, à croupetons — car je m’échappais sans cesse de l’appentis obscur où ma tante me croyait occupé à apprendre mes leçons, — ils surgissaient au-dessus de moi et la lueur de la mauvaise lampe, suspendue par un fil de cuivre, toujours balancée par quelque ivrogne, faisait danser leur ombre au plafond. Tout jeune que je fusse, je distinguais très bien une ivresse de l’autre, je veux dire que l’autre, seule, me faisait réellement peur. Il suffisait que parût la jeune servante — une pauvre fille boiteuse au teint de cendre — pour que les regards hébétés prissent tout à coup une fixité si poignante que je n’y puis penser encore de sang-froid… Oh ! bien sûr, on dira que ce sont là des impressions d’enfant, que