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JOURNAL

Non ! j’ai beau faire, je ne me rappelle plus rien de cette conversation, aucune phrase précise… On dirait que mon effort pour la résumer en quelques lignes, dans ce journal, a fini de l’effacer. Ma mémoire est vide. Un fait me frappe cependant. Alors que, d’ordinaire, il m’est impossible d’aligner dix mots de suite sans broncher, il me semble que j’ai parlé avec abondance. Et pourtant j’exprimais, pour la première fois peut-être, sans précautions, sans détours, sans scrupule aussi je le crains, ce sentiment très vif (mais ce n’est pas un sentiment, c’est presque une vision, cela n’a rien d’abstrait), l’image, enfin, que je me fais du mal, de sa puissance, car je m’efforce habituellement d’écarter une telle pensée, elle m’éprouve trop, elle me force à comprendre certaines morts inexpliquées, certains suicides… Oui, beaucoup d’âmes, beaucoup plus d’âmes qu’on n’ose l’imaginer, en apparence indifférentes à toute religion, ou même à toute morale, ont dû, un jour entre les jours — un instant suffit — soupçonner quelque chose de cette possession, vouloir y échapper coûte que coûte. La solidarité dans le mal, voilà ce qui épouvante ! Car les crimes, si atroces qu’ils puissent être, ne renseignent guère mieux sur la nature du mal que les plus hautes œuvres des saints sur la splendeur de Dieu. Lorsqu’au grand séminaire, nous commençons l’étude de ces livres qu’un journaliste franc-maçon du dernier siècle — Léo Taxil, je crois — avait mis à la disposition du public sous le titre, d’ailleurs men-