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JOURNAL

— « Quoi ? » — « Eh bien, c’est vous que vous haïssez, vous seule ! » Elle a réfléchi un moment. « Bah ! fit-elle, je me haïrai si je n’obtiens pas ce que je désire. Il faut que je sois heureuse, sinon !… D’ailleurs c’est leur faute. Pourquoi m’ont-ils tenue enfermée dans cette sale bicoque ? Il y a des filles, je suppose, qui même ici trouveraient le moyen d’être insupportables. Cela soulage. Moi, j’ai horreur des scènes, je les trouve ignobles, je suis capable de souffrir n’importe quoi sans broncher. Quand tout votre sang bout dans les veines, ne pas élever la voix, rester tranquillement penchée sur son ouvrage les yeux mi-clos, en mordant sa langue, quel plaisir ! Ma mère était ainsi, vous savez. Nous pouvions rester des heures, travailler côte à côte, chacune dans son rêve, dans sa colère, et papa, bien entendu, ne s’apercevait de rien. À ces moments-là, on croit sentir je ne sais quoi, une force extraordinaire qui s’accumule au fond de vous, et la vie tout entière ne sera pas assez longue pour la dépenser… Naturellement, vous me traitez de menteuse, d’hypocrite ? » — « Le nom que je vous donne, Dieu le connaît, » lui dis-je. — « C’est ce qui m’enrage. On ne sait pas ce que vous pensez. Mais vous me connaîtrez telle que je suis, je le veux ! Est-il vrai que des gens lisent dans les âmes, est-ce que vous croyez à ces histoires ? Comment cela peut-il se faire ? » — « N’avez-vous pas honte de ces bavardages ? Pensez-vous que je n’ai pas deviné depuis longtemps que vous m’avez fait quelque tort, j’ignore lequel,