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JOURNAL

la théologie ! Enfin je pense, j’imagine, je rêve, quoi ! que si notre âme qui n’a pas oublié, qui se souvient toujours, pouvait traîner notre pauvre corps de siècle en siècle, lui faire remonter cette énorme pente de deux mille ans, elle le conduirait tout droit à cette même place où… Quoi ? qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce qui te prend ? » Je ne m’étais pas aperçu que je pleurais, je n’y songeais pas. — « Pourquoi pleures-tu ? » La vérité est que depuis toujours c’est au jardin des Oliviers que je me retrouve, et à ce moment — oui, c’est étrange, à ce moment précis où posant la main sur l’épaule de Pierre, il fait cette demande — bien inutile en somme, presque naïve — mais si courtoise, si tendre : Dormez-vous ? C’était un mouvement de l’âme très familier, très naturel, je ne m’en étais pas avisé jusqu’alors, et tout à coup… « Qu’est-ce qui te prend ? répétait M. le curé de Torcy avec impatience. Mais tu ne m’écoutes même pas, tu rêves. Mon ami, qui veut prier ne doit pas rêver. Ta prière s’écoule en rêve. Rien de plus grave pour l’âme que cette hémorragie-là ! » J’ai ouvert la bouche, j’allais répondre, je n’ai pas pu. Tant pis ! N’est-ce pas assez que Notre-Seigneur m’ait fait cette grâce de me révéler aujourd’hui, par la bouche de mon vieux maître, que rien ne m’arracherait à la place choisie pour moi de toute éternité, que j’étais prisonnier de la Sainte Agonie ? Qui oserait se prévaloir d’une telle grâce ? J’ai essuyé mes yeux, et je me suis mouché si gau-