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JOURNAL

pied, ses souliers étaient pleins de boue, son visage m’a paru sale et défait, un de ses gants de laine, tout troué, découvrait ses doigts. Elle jadis si soignée, si correcte ! Cela m’a fait une peine horrible. Et pourtant, dès le premier mot, j’ai compris que sa souffrance était de celles qu’on ne peut avouer.

Elle m’a dit que ses gages n’étaient plus payés depuis six mois, que le notaire de M. le comte lui proposait une transaction inacceptable, qu’elle n’osait s’éloigner d’Arches, vivait à l’hôtel. « Monsieur va se trouver très seul, c’est un homme faible, égoïste, attaché à ses habitudes, sa fille n’en fera qu’une bouchée. » J’ai compris qu’elle espérait encore, je n’ose dire quoi. Elle s’efforçait d’arrondir ses phrases, comme jadis, et par moments sa voix ressemblait à celle de Mme la comtesse dont elle a pris aussi le plissement des paupières, sur le regard myope… L’humiliation volontaire est royale, mais ce n’est pas très beau à voir, une vanité décomposée !…

« Même Madame, a-t-elle dit, me traitait en personne de condition. D’ailleurs mon grand-oncle, le commandant Heudebert, avait épousé une de Noisel, les Noisel sont de leurs parents. L’épreuve que Dieu m’envoie… » Je n’ai pu m’empêcher de l’interrompre : « N’invoquez pas Dieu si légèrement. » — « Oh ! il vous est facile de me condamner, me mépriser. Vous ne savez pas ce que c’est que la solitude ! » — « On ne sait jamais, dis-je. On ne va jamais jusqu’au fond de