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JOURNAL

des solitaires. En somme nous n’étions jamais sortis de l’enfance, nous inventions sans cesse, nous inventions nos peines, nos joies, nous inventions la Vie, au lieu de la vivre. Si bien qu’avant d’oser risquer un pas hors de notre petit monde, il nous faut tout reprendre dès le commencement. C’est un travail pénible et qui ne va pas sans sacrifices d’amour-propre, mais la solitude est plus pénible encore, tu t’en rendras compte un jour.

« Inutile de parler de moi à ton entourage. Une existence laborieuse, saine, normale enfin (le mot normale est souligné trois fois), ne devrait avoir de secrets pour personne. Hélas, notre société est ainsi faite, que le bonheur y semble toujours suspect. Je crois qu’un certain christianisme, bien éloigné de l’esprit des Évangiles, est pour quelque chose dans ce préjugé commun à tous, croyants ou incroyants. Respectueux de la liberté d’autrui, j’ai préféré jusqu’ici garder le silence. Après avoir beaucoup réfléchi, je me décide à le rompre aujourd’hui dans l’intérêt d’une personne qui mérite le plus grand respect. Si mon état s’est beaucoup amélioré depuis quelques mois, il reste de sérieuses inquiétudes dont je te ferai part. Viens vite. »

Inveni portum… Le facteur m’a remis la lettre comme je sortais ce matin pour aller faire mon catéchisme. Je l’ai lue dans le cimetière à quelques pas d’Arsène qui commençait de creuser une fosse, celle de Mme Pi-