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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

autre, et on le dit assez dur envers ses fermiers. Ce n’est pas non plus un paroissien exemplaire car, exact à la messe basse chaque dimanche, je ne l’ai encore jamais vu à la Sainte Table. Je me demande s’il fait ses Pâques. D’où vient qu’il ait pris d’emblée auprès de moi la place — si souvent vide hélas ! — d’un ami, d’un allié, d’un compagnon ? C’est peut-être que je crois trouver en lui ce naturel que je cherche vainement ailleurs. La conscience de sa supériorité, le goût héréditaire du commandement, l’âge même, n’ont pas réussi à le marquer de cette gravité funèbre, de cet air d’assurance ombrageuse que confère aux plus petits bourgeois le seul privilège de l’argent. Je crois que ceux-ci sont préoccupés sans cesse de garder les distances (pour employer leur propre langage) au lieu que, lui, garde son rang. Oh ! je sais bien qu’il y a beaucoup de coquetterie — je veux la croire inconsciente — dans ce ton bref, presque rude, où n’entre jamais la moindre condescendance et qui ne saurait pourtant humilier personne, évoque chez le plus pauvre, moins l’idée d’une quelconque sujétion que celle d’une discipline librement consentie, militaire. Beaucoup de coquetterie, je le crains. Beaucoup d’orgueil aussi. Mais je me réjouis de l’entendre. Et lorsque je lui parle des intérêts de la paroisse, des âmes, de l’Église, et qu’il dit « nous » comme si lui et moi, nous ne pouvions servir que la même cause, je trouve ça naturel, je n’ose le reprendre.