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Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/84

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JOURNAL

aussi. Le plus dur, c’est qu’on n’est compris de personne, on se sent ridicule. Pour le monde, tu n’es qu’un petit curé démocrate, un vaniteux, un farceur. Possible qu’en général, les curés démocrates n’aient pas beaucoup de tempérament, mais moi, du tempérament, je crois que j’en avais plutôt à revendre. Tiens, à ce moment-là j’ai compris Luther. Il avait du tempérament, lui aussi, et dans sa fosse à moines d’Erfurt sûrement que la faim et la soif de la justice le dévoraient. Mais le bon Dieu n’aime pas qu’on touche à sa justice, et sa colère est un peu trop forte pour nous, pauvres diables. Elle nous saoule, elle nous rend pires que des brutes. Alors, après avoir fait trembler les cardinaux, ce vieux Luther a fini par porter son foin à la mangeoire des princes allemands, une jolie bande… Regarde le portrait qu’on a fait de lui sur son lit de mort… Personne ne reconnaîtrait l’ancien moine dans ce bonhomme ventru, avec une grosse lippe. Même juste en principe, sa colère l’avait empoisonné petit à petit : elle était tournée en mauvaise graisse, voilà tout.

— Est-ce que vous priez pour Luther ? ai-je demandé.

— Tous les jours, m’a-t-il répondu. D’ailleurs je m’appelle aussi Martin, comme lui. »

Alors, il s’est passé une chose très surprenante. Il a poussé une chaise tout contre moi, il s’est assis, m’a pris les mains dans les siennes sans quitter mon regard du sien, ses yeux magnifiques pleins de larmes, et pour-