Aller au contenu

Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour… Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout ne va pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux comme un dompteur ! Tu n’échapperais pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que juste ce qu’il faut, et ne la regarde jamais sans prier. »

Sa voix s’était mise à trembler un peu. Quelles images, quels souvenirs passaient à ce moment dans ses yeux ? Dieu le sait.

— Va, tu l’envieras plus d’une fois, la petite sœur qui le matin part contente vers ses gosses pouilleux, ses mendiants, ses ivrognes, et travaille à pleins bras jusqu’au soir. L’injustice, vois-tu, elle s’en moque ! Son troupeau d’éclopés, elle le lave, le torche, le panse, et finalement l’ensevelit. Ce n’est pas à elle que le Seigneur a confié sa parole. La parole de Dieu ! Rends-moi ma Parole, dira le juge au dernier jour. Quand on pense à ce que certains devront tirer à ce moment-là de leur petit bagage, on n’a pas envie de rire, non ! »

Il se leva de nouveau, et de nouveau il a fait face. Je me suis levé aussi.

— L’avons-nous gardée, la parole ? Et si nous l’avons gardée intacte, ne l’avons-nous pas mise sous le boisseau ? L’avons-nous donnée aux pauvres comme aux riches ? Évidemment, Notre-Seigneur parle tendrement à ses pauvres, mais comme je te le disais tout à l’heure, il leur annonce la pauvreté. Pas moyen de sortir de là, car l’Église