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L’IMPOSTURE

creux de son bras replié. La vague de douleur avait passé sur lui sans le tuer. Sa misère était totale. De reprendre conscience dans cette posture d’animal supplicié ne l’humiliait même plus, ou c’était cette humiliation qui suit la volupté : un sinistre détachement de soi-même. Il se sentait vaguement non plus témoin, mais sujet passif d’on ne sait quelle cruelle et double expérience, enjeu d’une lutte inexpiable. La haine en crevant dans son cœur l’avait d’abord investi d’une si douloureuse brûlure qu’il n’avait porté attention qu’à elle seule, mais cela ne s’attachait à rien : c’était une haine impersonnelle, un jet de haine pure, essentielle. Il en ignorait encore l’objet. Le mépris immense qui le tenait ainsi la face écrasée sur le sol ne procédait pas de cette haine, mais d’une autre force en lui beaucoup plus mystérieuse, éclipsée un moment par le spasme fulgurant, bien qu’il sentît confusément que cessant d’être contenue, l’expansion de cette force eût tout emporté, jusqu’à faire éclater l’armure de l’âme. Oui, les deux forces avaient paru se confondre un instant, mais il devenait clair qu’elles agissaient à contresens. La haine, si cruelle qu’elle fût, le mettait en état de défense, le roidissait. L’humiliation déliait cette résistance, la réduisait lentement, obstinément, avec une sagacité terrible. Si l’une des deux forces avait retardé, puis empêché le meurtre, c’était celle-ci.

L’abbé Cénabre en eut conscience. Il comprit qu’elle exigeait, en retour de la vie qu’elle avait sauvée au moment suprême, un bien plus précieux que la vie, son orgueil. Elle attaquait du dedans cet orgueil, elle le dissociait. Ce n’était pas le rire ou l’insulte : l’un ou l’autre eussent plutôt redressé le misérable. C’était