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L’IMPOSTURE

qui est la seule sérénité du sol. Et dans la rage en apparence insensée, qui la tourne ainsi contre elle-même, il ne faut sans doute voir que le premier vertige de la redoutable ivresse dont la perfection même est l’enfer, dans son silence absolu.

Une fois de plus, d’ailleurs, l’abbé Cénabre ne retenait de l’angoisse qui l’avait à trois reprises si dangereusement assailli qu’un souvenir limité aux actes et aux gestes, désormais difficilement explicables. Le revolver sur le drap du bureau, ou ces larmes dont il ne pouvait encore tarir la source, étaient pareillement témoins de sa folie, mais quelle folie ? Le bouleversement soudain d’une vie si ordonnée, si bien close, le fléchissement, plus encore la disparition, l’évanouissement total, pour un moment, de ce sens critique justement célèbre dans le monde, pouvaient-ils avoir d’autre cause qu’un mal physique, encore ignoré ? Et si l’on en jugeait à la violence des symptômes, ce mal était assurément grave. Il interrogea dans la glace le corps athlétique, le regard toujours jeune, la mine haute et sombre, leva les épaules avec dédain et souhaita un moment de mourir, mais d’un tel élan de tout l’être qu’il crut sentir de nouveau chanceler sa raison. Quoi ! le mauvais rêve était donc encore vivant ? (Il se frappa fortement la poitrine de ses deux poings fermés.) « Je suis calme, j’ai retrouvé mon calme, j’ai la pleine possession de moi-même », répétait-il avec une colère froide, et sur un certain ton oratoire dont l’emphase donnait déjà le frisson, appelait dans la chambre close la mort ou la démence. Car de toutes ses forces il travaillait à rejeter de lui entièrement, à rejeter dans le vide du passé, dans le vide du rêve, ce