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L’IMPOSTURE

Le seuil à peine franchi, il regretta d’être venu, par une sorte de pressentiment ineffable. On l’avait introduit dans le salon une heure plus tôt retentissant des éclats de sa chétive colère, et le souvenir du grand et unique effort de sa pauvre vie achevait de l’accabler. Par quel mystère était-il ici plutôt qu’aux genoux de l’abbé Cénabre, auquel il avait gardé sa foi ? Il n’y comprenait rien et n’y voulait rien comprendre, étant à ce dernier tournant où la tyrannie des circonstances commence à paraître bienfaisante et douce, lorsque le hasard est invoqué comme un Dieu. Car jamais il n’avait senti pour l’homme célèbre, qui était en ce moment son dernier recours, autre chose qu’une admiration craintive et beaucoup de méfiance — la méfiance d’un petit provincial besogneux pour l’écrivain opulent, dont la réputation universelle était plutôt d’un voluptueux amateur, aux mœurs suspectes.

Rarement jeune ambitieux connut telle fortune que ce fils de magistrat obscur, candidat malheureux à l’agrégation ès lettres, mal noté par ses maîtres, presque renié par les siens, et qu’un livre étrange venu à son heure fit tout à coup célèbre, mais de cette espèce de gloire qui ne se ménage pas, qui se donne une fois pour toutes, à pleins bras, comme une fille. Par quelle rencontre ce garçon, alors si vivant, si insolemment vivant, retrouva-t-il sans l’avoir cherché — ainsi que son bien légitime — le secret perdu de la médisance assassine, d’une perversité si calculée qu’on n’en trouverait pas d’exemple depuis ces ténébreux petits-maîtres du dix-huitième siècle ? Le roman à clef, divertissement spécial désormais noté d’infamie, tombé à des entrepreneurs sans vergogne, se trouva soudain réhabilité