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L’IMPOSTURE

rieux de la moelle et des nerfs, pour prendre la volonté par surprise, et forcer enfin la conscience.

Cette fois encore le même entêtement stupide le tint un moment face au misérable dont il ne voyait pas les yeux, comme s’il eût attendu de lui quelque réponse décisive. Le vieil homme inquiet de ce silence, s’étira doucement dans sa cachette, ramena ses mains contre ses cuisses, au fond de ses poches, et retint son haleine. « Le frère est tapé ! » se dit-il, philosophe. Mais l’abbé Cénabre était si près de lui qu’il entendit battre son cœur… …Alors, il allongea soudain la main, tâta la manche de drap raidie de crasse, referma les doigts, et sans effort, sans brusquerie, d’un geste au contraire lent et mesuré, il tira le bonhomme hors de sa cachette, et le regarda de nouveau, plus curieusement. Le vieux corps ne pesait pas plus qu’un sac de plume au bout de son bras tendu, et il sentait la peau glisser librement sur les os. Le regard, maintenant visible, à la fois narquois et terrifié, demandait humblement grâce, étrangement naïf et même enfantin. En même temps, les jambes esquissèrent un mouvement comique de défense impuissante, comme si elles eussent voulu prendre aussi leur part d’une excellente plaisanterie. « Pouce ! je ne joue plus ! » dit le cadavre, avec un affreux rire.

Le visage immobile de l’abbé Cénabre s’empourpra, il n’eût su dire si c’était de honte, de déception ou de colère. Mais la déception l’emportait sans doute. Il s’était surpris lui-même, dans cette espèce de frénésie à demi lucide où ses paroles, ses gestes, ses intentions mêmes avaient un sens double, comme ces textes dont la banalité apparente cache une signification plus