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L’IMPOSTURE

tarir tout à fait la source, aux dernières profondeurs de l’être, sans se frapper de stérilité. Il en est d’elle comme de ces éléments de la matière vivante, dont l’analyse ne découvre parfois que des traces imperceptibles. On la croit déjà tarie, et elle reparaît tout à coup, inattendue, méconnaissable, ainsi qu’un mince filet d’eau perce le sol, et fait à la surface une petite nappe de boue où le misérable qui meurt de soif peut encore enfoncer sa bouche. La pleine conscience dans le mal n’est pas de ce monde. Le remords parfait, absolu, ferait jaillir l’enfer dans l’homme, et le consumerait sur place.

L’abbé Cénabre goûtait une certaine espèce de honte, et il n’en éprouvait aucune peine, il s’y délivrait doucement. Il la goûtait sans arrière-pensée, tout à la joie d’échapper pour un moment à son perpétuel tête-à-tête, la silencieuse et tragique confrontation. C’était la première fois, après tant d’années, qu’il rompait le pacte d’une sévère, d’une impitoyable discipline extérieure, et il s’étonnait à peine de son audace, il en avait à peine conscience. Il ne cherchait même plus les rues obscures, il entraînait son compagnon en pleine lumière, comme s’il eût répondu à un défi, et c’était à présent le pauvre diable qui s’effaçait de son mieux, rasait les murs, étouffait son rire, souhaitait d’en finir, dût-il même y sacrifier une ventrée hypothétique, dont l’espérance désertait peu à peu son cœur. Mais il eût été peu sage de penser affliger ou attendrir l’abbé Cénabre cette nuit-là.

Car elle lui rappelait une autre nuit, déjà enfoncée bien avant dans le passé, néanmoins inoubliable. Elle l’évoquait avec tant de force qu’elle s’y juxtaposait,